« Sartre et le mystère en pleine lumière », de Raoul Moati : la chronique « philosophie » de Roger-Pol Droit
On se souvient peut-être que, en 1943, dans L’Etre et le Néant, Jean-Paul Sartre (1905-1980) prétendait fonder une étrange discipline qu’il nomme « psychanalyse existentielle ». Le philosophe, on le sait, s’est longuement intéressé à Freud, avant-guerre comme après-guerre. Il écrivit ainsi, en 1958, pour John Huston, l’interminable scénario d’un film sur la vie de Freud. Le texte ne sera pas retenu, Huston et Sartre se fâcheront. Et la psychanalyse existentielle, depuis des lustres, est tombée aux oubliettes.
Il faut dire que c’est une bien curieuse chimère, puisqu’il s’agit d’une psychanalyse sans inconscient – denrée aussi rare que purée sans pomme de terre ou pain sans farine. Le fait est que dans la névrose et dans « les complexes », comme on disait alors, Sartre n’admet ni refoulement, ni véritable déni, ni désir à proprement parler inconscient. Rien que des manifestations de la « mauvaise foi » refusant d’assumer des choix existentiels opérés par la conscience. Il s’agissait bien de forger une « psychanalyse de la conscience », ce qui ressemble fort à de l’acier en bois.
Ce monstre n’attira plus l’attention de personne, à l’exception de quelques illuminés ou esprits obtus. Malgré tout, il se pourrait bien que Sartre ait posé là, fût-ce en de mauvais termes, une profonde question. C’est ce qu’entreprend de montrer le livre savant et subtil de Raoul Moati, Sartre et le mystère en pleine lumière. Ce professeur de philosophie à l’université de Chicago, auteur de travaux portant notamment sur Levinas et sur Derrida, met en évidence, derrière l’apparente contradiction, la validité et l’ampleur de l’interrogation sartrienne.
Comment comprendre la « réalité psychique » qui se trouve décidée, élaborée, construite par une conscience ? Comment rendre compte de l’attitude qu’une liberté s’est choisie dans le monde ? Ces demandes sont au cœur des travaux de Sartre sur Baudelaire, Mallarmé, Genet, et bien sûr de son monumental Flaubert (L’Idiot de la famille, Gallimard, 1971-1972).
Forte singularité
Toutefois, il y a là bien autre chose que des préoccupations littéraires et psychologiques. L’intérêt de ce travail – dont le titre, « le mystère en pleine lumière », reprend celui du dernier roman de Maurice Barrès (1926) – est de replacer ces éléments dans un cadre conceptuel vaste et solide. Sartre est lu par Raoul Moati, avec une grande attention, à travers le prisme du « réalisme ». Alors qu’on range usuellement le penseur du côté de la phénoménologie, quitte à lui faire grief d’avoir mal compris Husserl et plus encore Heidegger, il conviendrait au contraire de saisir la singularité forte de son projet philosophique. Elle consisterait à penser la « réalité métaphysique » de l’être et du monde, et à rendre compte de la « réalité humaine » dans la société et l’histoire. Sartre utiliserait donc les outils de la phénoménologie, plus tard ceux du marxisme, dans une perspective qui est la sienne et non pas celle des phénoménologues, ni des marxistes. Et il en irait de même avec Freud.
Prévenons les lecteurs : cet essai n’est pas conseillé aux débutants. Sa lecture exigeante requiert en effet une bonne connaissance de Sartre, de ses contemporains, et des nôtres. Mais ceux qui s’y lanceront découvriront un Sartre peu commun, plus solide, plus cohérent qu’on ne le croit d’habitude. Et proche des débats très actuels sur le réalisme.