Et votre cadavre, on en fera quoi ?
Longtemps, pareille question ne fut même pas pensable. Le sort des dépouilles était fixé une fois pour toutes. Dans chaque société, les rites, mythes et croyances ne laissaient nulle place aux décisions individuelles. L’Egypte antique conservait du corps mort tout ce qui pouvait l’être. L’Inde, au contraire, le consumait entièrement. Les monothéismes inhumaient les défunts dans l’attente d’une résurrection finale. En dépit de la diversité des systèmes religieux et des pratiques funéraires qui leur étaient liées, ce point central demeurait : tout était prévu, rien n’était à choisir. Voilà qui a changé.
Car la mort, désormais, est « un sujet neuf ». En tout cas en France, et bien sûr en Europe, et même dans tout l’Occident. En peu de temps, la crémation est devenue un phénomène de masse. Les chiffres nationaux sont impressionnants : 0,44 % en 1974, 32 % en 2013, bien plus aujourd’hui puisque le phénomène ne cesse de croître. Dans les grandes villes françaises, il y a déjà plusieurs années que les « crématisés » sont plus nombreux que les « inhumés ». Or il s’agit bien, à présent, de décisions personnelles. Mais sur quoi au juste sont-elles fondées ? Comment sont-elles motivées ? Ces interrogations fournissent la trame d’un beau dialogue entre deux personnalités attachantes, le philosophe et indianiste Michel Hulin et Jean-Philippe de Tonnac, journaliste et écrivain.
L’un veut être incinéré, l’autre inhumé. Chacun, en cherchant à formuler les raisons de sa préférence, expose des pans d’enfance, livre des émotions. Ce que fait voir à merveille ce long entretien sans fard, c’est d’abord combien ce choix engage les fragilités et forces les plus intimes. Longtemps avant d’être un grand connaisseur des doctrines indiennes, Michel Hulin fut enfant de chœur dans un village du nord de la France, accompagnant le prêtre auprès des agonisants et le corbillard auprès des tombes. « La crémation, dit-il, a pour moi quelque chose de métaphysique. C’est l’idée d’une rupture définitive avec le parcours terrestre. » A l’inverse, Jean-Philippe de Tonnac ne peut imaginer ni mort totale ni intégrale néantisation, et rêve que son corps, sans savoir comment, repose quelque part pour un passage vers un ailleurs infigurable.
Leur dialogue est d’autant plus intéressant qu’il ne se limite pas à cette dimension subjective. Il interroge tour à tour les justifications traditionnelles, religieuses ou spirituelles, et leur déclin contemporain. Il souligne l’étrange nouveauté à laquelle nous sommes confrontés : inventer des rites de la mort sur fond d’effondrement des eschatologies. Finalement, ce livre interpelle, instruit, et incite à réfléchir, mais sans lourdeur, sur le ton d’une vivante conversation sur la mort.
Une antique préoccupation fait donc retour, mais en des termes nouveaux. D’autres livres, cet automne, en témoignent également, celui de Thomas Laqueur, Le Travail des morts( Gallimard), dont il fut question ici le 6 septembre, et sur un autre registre – euthanasie et suicide assisté – l’essai d’Eric Fourneret, Sommes-nous libres de vouloir mourir ? (Albin Michel, 208 p., 17 €). Ce ne sont pas de simples coïncidences éditoriales. Il y a longtemps que Platon, Montaigne, Schopenhauer répétèrent que « philosopher, c’est apprendre à mourir ». Il se pourrait bien que le XXIe siècle, pour qui ne veut pas mourir étourdiment, exige d’apprendre à philosopher.
Au jour du grand passage, que ferez-vous de votre corps ?, de Michel Hulin et Jean-Philippe de Tonnac, Le Bois d’Orion, 270 p., 22 €.