Pour parler, abonnez-vous au forfait langage
Nous parlons à nos téléphones, à nos enceintes connectées. Nous leur donnons des ordres. Nous commandons à la voix services, informations, produits. Le monde nous obéit. Pour désigner cette activité, on utilise encore le vieux verbe « parler ». Le terme fut associé, naguère, à quantité de pratiques langagières – délires amoureux, chants poétiques, démonstrations théoriques, exhortations politiques… Si le mot demeure le même, les registres sont radicalement distincts. Quand nous nous adressons aux autres humains, c’est pour séduire ou menacer, instruire ou distraire, faire obéir ou désobéir… entre autres. En revanche, lorsque nous donnons des instructions à Siri, Google et compagnie, nous accomplissons uniquement des actes suivis d’effet qui sont autant d’opérations monétisables.
Tel est le point de départ de la courte pièce de théâtre, « drame philosophique », intitulée L’homme qui voulait acheter le langage que publie aujourd’hui Pascal Chabot, philosophe inventif à qui l’on doit déjà plusieurs essais et fictions. Son intuition : la logique du développement numérique risque de disqualifier toute parole simplement évocatrice, ou purement descriptive, qu’elle soit poétique ou scientifique. Il ne resterait que les actes linguistiques efficaces, directement opérationnels, capables d’agir sur le monde, passant des commandes, transmettant des ordres, énonçant des faits.
Le progrès n’étant que « le devenir banal de l’impensable », il suffit de faire un dernier pas pour parachever le cauchemar. Imaginons qu’on élabore l’algorithme qui répondra avec discernement aux formulations floues de chacun. Votre phrase « je veux passer une journée tranquille » débouchera aussitôt sur des propositions commerciales ajustées à votre profil – habitudes, consommations antérieures, parcours préexistants… Le concepteur de cette monstruosité sera devenu maitre du langage.
Il pourra désormais certifier le devenir-chose des mots. Et vendre des abonnements donnant le droit de parler pour obtenir ce qu’on veut. Ceux qui n’y auront pas accès croupiront dans le silence, ou parleront pour ne rien dire. Sans forfait langage, tu parleras pour ne rien dire. « Consommer, c’est parler avec effet » – telle est la loi du nouveau monde qui se met en place. Ce soir, tout est au point. Il n’y a plus qu’à lancer l’opération. L’univers ancien sera bientôt terminé, sauf si…
L’excellente et instructive fantaisie imaginée par Pascal Chabot se déroule dans le sous-sol d’un aéroport. Au dehors, un ouragan cataclysmique, comme celui qui a ravagé Saint-Martin il y a un an. Dans la spirituality room, où les voyageurs de toutes confessions peuvent se recueillir, dialoguent un homme et une femme, qui s’aimèrent dix ans plus tôt. Il serait malvenu d’en dire plus. Inutile de dévoiler les péripéties du dialogue, et surtout pas le dénouement.
Il suffira de dire que Pascal Chabot met en lumière le récent capitalisme linguistique, en esquissant les épousailles des GAFA et de Wittgenstein (« Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification » dit son Tractatus Logico-philosophicus, 3. 328). Ce divertissement autour d’une question cruciale de notre époque n’est pas seulement amusant et bien ciblé. Il fait peur autant qu’il séduit. Il donne à réfléchir. Il contribue sans doute à ouvrir la philosophie. Mais d’abord à nous ouvrir les yeux.
L’HOMME QUI VOULAIT ACHETER LE LANGAGE
de Pascal Chabot
PUF, 110 p., 9 €