Balade dans l’histoire avec Althusser
Quelques publications seulement ont assuré au philosophe Louis Althusser (1918-1990) une place de choix parmi les références théoriques des années mai 68, celles qui ont préparé et suivi l’événement. Ses textes disponibles étaient bien peu nombreux – principalement, en 1965, Pour Marx et Lire Le Capital, aux éditions Maspero. Mais ils furent vite tenus pour décisifs par nombre d’intellectuels et de militants. Les uns étudiaient auprès de lui à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, où il enseignait. D’autres appartenaient à des générations différentes, certains vivaient fort loin de la France. Tous avaient la conviction qu’avec son travail le marxisme pouvait changer de forme, de style, voire d’époque. Il s’agissait de lire Marx structuralement, conceptuellement, pour en tirer d’autres leçons politiques que celles de l’opportunisme, jugé décérébré, des apparatchiks communistes de l’époque.
Ces rares textes cachaient une forêt de manuscrits, ce qui n’étonne pas chez un penseur marqué de tant de paradoxes. Logicien à l’esprit clair et lucide, il souffrait de psychose, de crise d’angoisse et de dépression. Volontiers rebelle, se voulant révolutionnaire, il semblait parfois conformiste. Amoureux de de son épouse Hélène Rytmann, il l’assassina en 1980 dans une crise de démence, et se vit déclaré irresponsable. De ces singularités, la moindre n’est pas de s’être révélé auteur prolixe à titre posthume.
Depuis une vingtaine d’années, on a lu bien plus de textes de Louis Althusser que de son vivant. Ses archives, déposées à l’IMEC (Institut de la mémoire de l’édition contemporaine) ont donné naissance à une dizaine de volumes. Les Ecrits sur l’histoire qui paraissent aujourd’hui constituent le quatrième tome d’inédits publié aux Presses universitaires de France. Les neuf études qu’il rassemble qui ont en commun de n’avoir pas été retravaillées par leur auteur et de traiter de l’histoire – du point de vue du concept ou de la stratégie politique.
« Il suffit de voir comment le Parti a su « digérer » les événements de Mai, les intégrer à sa ligne traditionnelle, comment en particulier il a su traiter le mouvement étudiant, pour voir qu’il est tout à fait capable d’amortir même un mouvement de masse de grande ampleur (…) » écrit Althusser dans un article de 1970, qui lui aurait probablement valu d’être exclu s’il l’avait rendu public. Sa position d’alors est que le Parti communiste est impossible à quitter mais également impossible à changer du dedans, comme il l’avait cru auparavant. Il ne pourra se transformer que si un événement majeur venu du « dehors » le contraint à des bouleversements internes – par exemple… « une très grave crise en URSS ».
Trente ans bientôt après la chute du mur de Berlin et la disparition du bloc soviétique, ces propos sont surannés. Les longs extraits d’une étude sur l’impérialisme sont parfois acérés, souvent convenus. Il y a pourtant des surprises. Rédigée d’une écriture tremblée, dans une clinique, une courte note de 1986 a de quoi étonner. « Il n’y a pas de lois de l’histoire » y écrit Louis Althusser. « Tout, en histoire personnelle ou sociale, poursuit-il, est singulier et unique. » Certains verront peut-être là l’indice d’un naufrage, d’un reniement, d’une fin de vie. Il se pourrait que ce fût – paradoxe ultime – un indice de lucidité.
ÉCRITS SUR L’HISTOIRE
(1963-1986)
de Louis Althusser
Texte établi et annoté par G.M. Goshgarian
PUF, 286 p., 20 €