Folâtrer dans le cosmos
Beaucoup s’attaquent aux idées verticalement – façon falaise abrupte, escalade en force, doigts crispés. A mesure qu’ils argumentent, on entend le cliquetis des mousquetons et des harnais. Ils ont la varappe conceptuelle laborieuse, assurent la moindre prise. Et, bien sûr, à tout lecteur embarqué dans l’escalade, il est demandé de ne pas ménager, lui non plus, ses efforts. D’autres, au contraire, batifolent, déambulent en souriant dans les bibliothèques et les œuvres, parcourent les routes de la philosophie comme autant de sous-bois ou de sentes herbeuses. Ceux-là ont volontiers la promenade négligente, du moins en apparence. Ils distraient, c’est évident, mais pour mieux donner à penser. Je crois bien que Lucien Xavier Polastron se rattache à cette tribu d’essayistes narrateurs, qui préfèrent les chemins de traverse aux ascensions douloureuses.
Voilà un voyageur inhabituel. En effet, il n’est pas seulement écrivain et journaliste, mais aussi calligraphe, sinisant, arabisant, historien et jardinier – sans oublier qu’il préside à vie le Club des Objecteurs de Conduite, destiné à rassembler les hommes et femmes « définitivement hostiles à tenir le volant d’une automobile ». La noble institution fut fondée en 1962, année où notre homme avait juste 18 ans. On lui doit une quinzaine de livres, notamment Le Papier. 2000 ans d’histoire et de savoir-faire, une étude qui fait référence (Imprimerie Nationale, 1999), plusieurs ouvrages sur les calligraphies chinoises et japonaise, et d’inclassables essais comme Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques (Denoël, 2004) ou encore Une brève histoire de tous les livres (Actes Sud, 2014).
Cette fois, avec Philosophia Naturalis, le randonneur s’est lancé dans un périple encore plus vaste. Il s’agit de savoir ce que nous appelons « nature », et ce qu’elle nous enseigne… pas moins ! Rondement menée, la ballade conduit des cosmogonies (de Sumer, de l’Inde, des aborigènes australiens ou des Amérindiens…) aux religions (des Veda au Coran, en passant par la Torah et le bouddhisme, entre autres) et se poursuit chez philosophes, depuis Héraclite et Lucrèce jusqu’à nos modernes penseurs de la Terre, façon Aldo Leopold, Jered Diamond ou John Baird Callicott. L’essentiel, toutefois, n’est pas la taille de la bibliothèque parcourue, mais bien la légèreté des pas et l’ironie du style. Polastron se glisse aussi aisément dans la peau d’un Indien ou d’un bonze que dans celle de Bachelard et nous donne, fugitivement, l’impression d’y être aussi. Bref, ces pages enlevées sont plaisantes, et l’on y croise bien des silhouettes intéressantes, familières ou inconnues.
Mais pour dire quoi, en fin de compte ? Que tout s’interpénètre. Que nous sommes d’infimes bribes de cosmos. Que ce n’est donc pas à nous de penser la nature, car c’est elle qui pense en nous, et que la superbe des métaphysiciens est risible. Voilà qui n’est peut-être pas faux, mais sûrement à interroger, voire à mettre en question. Réhabiliter l’intuition, le corps et la sensibilité est une chose. Nous dissoudre dans le cosmos en est une autre. Si absolument rien, en effet, ne nous distinguait de la nature, alors on ne saurait plus comment expliquer ce que peuvent être la connaissance scientifique, la responsabilité, la liberté, et quelques autres babioles qui ont fait l’humain depuis déjà quelque temps.
PHILOSOPHIA NATURALIS
Ou de l’intelligence du monde
de Lucien X. Polastron
Klincksieck, 180 p., 17 €