Notre Drame des Lois
Les décisions prises par le gouvernement à propos du dossier Notre-Dame-des-Landes ont tout l’air d’un louvoiement. Contrairement à un référendum, à 159 décisions de justice et aux promesses de campagne d’Emmanuel Macron, pas de nouvel aéroport – au grand dam des responsables de la région, au grand soulagement des écologistes, à commencer par Nicolas Hulot. Contrairement aux annonces faites récemment, pas d’évacuation immédiate des zadistes – à la vive joie des occupants de la zone, qui crient victoire, à l’amère déception des tenants de l’autorité républicaine.
Faiblesse politique ? Des décennies de décisions mal appliquées, de temps perdu, de tergiversations portent à le penser. Faiblesse administrative ? Faiblesse idéologique ? Sans doute. Quantités de disfonctionnements montrent que la liste des faiblesses serait longue. Toutefois, la principale d’entre elles risque d’être la moins aperçue. En effet, dans cet embroglio, une difficulté philosophique ancienne et profonde se donne à voir, reprise et transformée par les convictions présentes.
Cette difficulté philosohique concerne les relations – cruciales, mais presque inaudibles actuellement -, de la force et du droit. Dès qu’on cherche qui a raison, qui a tort, et pourquoi, dans cette accumulation d’épisodes, on tombe vite sur des questions cent fois débattues. Les métamorphoses de l’époque les ont défigurées, mais elles insistent. Ces interrogations sont archi-classiques : où est la force, où est le droit, comment les deux peuvent-ils se conjuguer ?
Blaise Pascal, lucide, presque désabusé, l’a noté : « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ». En relisant les Pensées, on constate combien qui est juste est à ses yeux sans pouvoir, incapable de s’imposer comme de se faire respecter. En fait, tout n’est que rapports de force. Pour devenir supportable, une domination doit donc se prétendre légitime, et se présenter comme juste. Dans cette perspective, les opposants au projet d’aéroport y verront toujours la domination des puissances économiques et techniques, déguisée en décision légale et en projet de développement, prétendument justes. De leur côté, les partisans du projet comprendront exactement l’inverse : une juste décision, dépourvue de moyens pour s’imposer, a fini par capoter devant les entraves et les actions violentes menées par ses adversaires. Chacun restera sur ses positions.
Il faudrait donc trouver un fondement du droit et de la loi qui se tienne fermement à extérieur des rapports de force. Rousseau, dans le Contrat social, n’a pas d’autre souci. Il soutient d’emblée que le prétendu « droit du plus fort » n’existe pas, n’est qu’un « galimatias ». « La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. » Sa démonstration est bien connue : le contrat de chacun avec tous, fondant la république, garantit par là-même la légitimité des lois, et donc le juste usage de la violence envers ceux qui les transgressent.
Si nous ne sommes pas sortis d’affaire pour autant, ce n’est pas parce qu’il existe toujours des filous, des rebelles et des hors-la-loi. C’est parce que le XXe siècle a changé de contrat, et inventé une autre légitimité, celle des droits de la nature. La plupart des décisions humaines prises dans les sociétés développées, vues avec ces lunettes, sont décrétées injustes et inacceptables, au motif qu’elles bafouent ces nouveaux droits – en saccageant la biodiversité, en dérèglant le climat, en épuisant les ressources, etc. La moralité, dès lors, consiste à défendre la nature, et les générations futures, contre la force des lois. Si on ajoute que les zadistes et leurs sympathisants ont lu un peu de Marx, ou ses résumés simplifiés chez Lénine ou Guevara, on saura qu’ils considèrent le droit positif comme le masque de l’exploitation réelle, et l’insurrection comme la vraie justice.
Dans ce conflit profond, aucune solution rationnelle, qu’elle soit philosophique ou politique, ne s’impose puissamment. Il se peut que le gouvernement ait pris une décision judicieuse, à défaut d’être glorieuse, puisqu’on ne peut sortir d’un dossier aussi ancien et aussi pourri sans mécontenter pratiquement tout le monde. Reste à savoir comment il conduira la suite. Les conséquences politiques de cette décision demeurent incertaines, et risquent fort d’être négatives. Mais cette affaire, vue autrement, restera comme l’illustration exemplaire de notre drame des lois.