L’âme de Johnny
C’est un moment rarissime. Vu de loin, il pourrait paraître étrange. Pourquoi donc la disparition d’un chanteur suscite-t-elle pareille émotion ? Car le fait est : la mort de Johnny émeut universellement. Toutes générations confondues, tous milieux mêlés. Chacun se sent touché, indépendamment de son niveau d’instruction, de sa fonction sociale, de sa sensibilité politique, de ses convictions idéologiques ou spirituelles. Depuis l’annonce de son décès, d’édition spéciale en rétrospective, tout le monde le répète en boucle : il faisait partie de nos vies, de nos parcours, de notre intimité. Mais c’est justement ce qu’il faudrait tenter d’expliquer, et pas seulement de constater. Comment se fait-il que Johnny soit devenu notre dénominateur commun, avec tellement plus d’intensité et d’évidence que d’autres personnalités ?
Quantité de réponses semblent disponibles. Sa longévité, sa capacité de renouvellement, son professionnalisme. Sa voix reconnaissable entre mille, puissante, dominante par sa seule présence. Ses qualités physiques, sa forme de beauté, son endurance exceptionnelle. Son sens musical, son amour vrai des gens, une forme de bienveillance réelle et simple, expliquant son empathie avec le public. Son discernement dans le choix des musiciens, des paroliers, des partenaires. Sa capacité à passer de la scène au cinéma, du disque à l’écran, des radios au théâtre. Tout cela, rappelé de mille manières, est exact. Mais si l’on regarde bien, cela n’explique rien. Car ce ne sont pas des causes. Plutôt des conséquences, des effets d’autre chose. Mais de quoi ?
De l’âme. Inutile de hausser les épaules. Ce vieux mot, oublié, devenu presque désuet, ne désigne pas seulement je ne sais quel souffle censé s’unir au corps pour le quitter un jour. L’âme est ce qui parle aux cœurs, unit les humains par les émotions partagées. Elle n’est pas donnée, une fois pour toutes. Elle se construit progressivement, d’acte en acte, d’œuvre en œuvre, d’adversité surmontée en triomphe dégrisé. Elle se façonne peu à peu, singulière en chacun, se découvrant à mesure qu’elle s’invente et se construit. Elle devient universelle en se partageant. Et en chantant, quel que soit l’air ou le tempo. « Tous les êtres ne sont pas forcément artistes, mais toute âme a un chant », écrit justement le poète et penseur François Cheng (De l’Âme, Albin Michel, 2010).
Toute l’histoire de Johnny – succès faramineux, popularité, timidité, endurance, sens du métier… – peut effectivement s’entendre comme l’histoire d’une âme, de sa construction, de son partage. Cette hypothèse permet sans doute de mieux comprendre plusieurs paradoxes grâce auxquels Johnny n’a cessé de grandir. Il s’est transformé d’enfant abandonné en star qui ne lâche jamais. Héros à la fois infatigable et fragile, il a su demeurer rebelle tout en s’affichant conservateur, se révéler instinctif et méticuleux, intuitif et avisé. Question d’ajustement, de bonne position, de justesse. De place de l’âme.
Car n’importe quel luthier vous l’expliquera : un tout petit changement dans la place de l’âme augmente ou diminue le volume sonore, modifie le registre vers l’aigu ou le grave, transforme le timbre. L’âme d’un violon (et de toute la famille – alto, violoncelle et compagnie – sans oublier certaines guitares) est une pièce de bois, de l’épicéa, qui se place à l’intérieur de la caisse de résonance. C’est autre chose ? Juste une façon de parler ? Pas du tout. C’est au contraire exactement là qu’il convient de réfléchir, d’être attentif : l’âme est matérielle, elle se définit par sa place, et son ajustement fait résonner différemment tout ce qui l’entoure.
Le chant de cette âme-là a fait vibrer les nôtres et continuera sans doute longtemps de le faire. Car il faut aussi parler de l’âme d’un peuple, d’une nation, d’une langue, peut-être de l’âme d’une époque. Il convient de la figurer en termes de corps, d’émotions, de rythmes. Sa trajectoire et celle de notre temps, sa réussite et le coeur du présent, c’est tout cela que Johnny est parvenu à ajuster. Sans le planifier rationnellement, mais pas sans le vouloir. Sans le savoir clairement, mais pas sans le pressentir. Le choc engendré par sa disparition fait voir cet étrange alignement des planètes. Il permet de prendre conscience des effets de cette petite pièce, analogue à l’âme du violon, dans la grande cacophonie du monde. Voilà pourquoi le moment est rarissime.