Le paradoxe de la transmission
« Quel progrès pourrait faire le genre humain épars dans les bois parmi les animaux ? » Rousseau pose cette question en 1755, dans son célébrissime Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Aucune transmission n’existe tant que l’humanité vit encore dans ce que le philosophe nomme « état de pure nature » – fiction conceptuelle décrivant une sorte de dehors de toute civilisation. Des animaux humanoïdes déambulent en forêt, solitaires, dispersés, dépourvus même de langues pour communiquer. Ils n’héritent donc d’aucun savoir, ne lèguent aucune trouvaille. Si l’un d’eux, par hasard, découvre quelque chose, cette invention périt avec son inventeur. Sans possibilité de mémoriser, d’inscrire, de faire passer quoi que ce soit des uns aux autres, l’histoire humaine demeure immobile, annulée. Humanité zéro, transmission zéro et histoire zéro vont ensemble.
Passons aux antipodes. Imaginons le modèle inverse, celui d’une transmission parfaite, intégrale, absolue. Toute aussi fictif que l’état de pure nature de Rousseau, cet achèvement idéal permet de faire un pas de plus dans la compréhension. Comme serait étrange, en effet, une société où les valeurs, les conduites, les institutions passeraient d’une génération à l’autre sans perte ni modification aucune… Par hypothèse, cette Cité serait dépourvue de corrosion, de contestation, d’oublis. Tout y serait transmis. Le patrimoine littéraire, musical, esthétique, scientifique se trouverait rigoureusement préservé, exactement conservé à l’identique. Conséquence : rien ne pourrait plus distinguer un siècle d’un autre ! Dans ce modèle idéal, incarné par la Cité parfaite que Platon élabore dans La République tout est transmis, donc tout est figé. Aucune évolution n’est plus possible. A l’extrême opposé de l’état de nature, le résultat est le même : l’histoire disparait, le progrès et l’humanité aussi.
Récapitulons. Nulle transmission, donc nul progrès – voilà qui qui n’a rien d’étonnant. Mais on constate également, ce qui est déjà plus surprenant qu’une transmission totale déboucherait sur un progrès impossible. Il faut donc tirer cette leçon, simple mais paradoxale : la transmission, pour être humaine, doit être… imparfaite. Pour qu’elle fonctionne, du jeu est nécessaire, c’est-à-dire des ruptures et des discontinuités. On ne transmet toujours qu’en partie, avec des lacunes et des transformations. La transmission vivante réinvente ce qu’elle transmet. Elle interprète, réactualise. Elle reconstitue, parfois sans le savoir, les pièces manquantes du puzzle, avec une fidélité apparente, mais inéluctablement trompeuse. Ce c’est heureux, car ainsi rien n’est figé – dans aucun domaine de la connaissance, qu’elle soit scientifique ou spirituelle.
Transmettre la richesse d’une spiritualité, le système conceptuel d’une philosophie, les données d’une discipline scientifique, revient à les réinventer, au moins pour une part. Ceci vaut du côté du maître, du transmetteur, comme du côté du disciple, de l’étudiant. C’est au prix d’une certaine marge d’infidélité à la lettre que se transmet l’esprit. Les développements nouveaux naissent dans les ratés ou les ruptures de la transmission. Le paradoxe central de la transmission est donc bien celui-ci : la continuité est nécessaire, mais doit imparfaite et incomplète pour être efficace.
Ceci se vérifie au niveau des existences individuelles comme des entreprises collectives. L’éducation, au sein des familles, doit à la fois reproduire valeurs, croyances et modes de vie et laisser libre cours à l’autonomie et l’émancipation des jeunes. De même, les institutions – scolaires, universitaires, mais aussi judiciaires, économiques, sociales… – ont pour double objectif de maintenir les équilibres et de permettre les évolutions.
La transmission est un pratique à double face. Trop pesante, elle étouffe. Négligée, elle laisse désemparé. Elle doit être assez souple pour laisser émerger du nouveau, mais ne peut ni ne doit se laisser anéantir. Croire qu’on peut faire sans elle, vivre uniquement dans l’innovation et le disruptif, constitue un piège majeur de notre époque. Ce qu’elle garantit ? Réorganisation du passé en vue de l’avenir, réécriture permanente du texte de la Cité, interminable équilibre instable du progrès.