Ni dieu ni bête !
Les voisins du dessus ne meurent jamais. Ceux du dessous sont stupides. Voilà, fort résumée, la situation de l’humanité aux yeux des Anciens. Ils pensaient que les dieux, supérieurs aux humains, avaient pour eux une vie sans limite, ainsi que l’usage de la raison. Les animaux leur étaient doublement inférieurs, parce que destinés à mourir, et dépourvus d’intelligence aussi bien que de langage. Notre espèce était donc au centre du monde – non pas parce que tout convergeait vers sa domination, mais parce qu’il y avait mieux, au-dessus, et moins bien, en-dessous. Dans le petit immeuble du cosmos, les hommes occupaient l’étage du milieu, mortels comme les bêtes, mais intelligents comme les dieux. Voilà bien une histoire ancienne.
Car nous autres, modernes, ne savons plus clairement ce que veut dire « humain », ni quelle place assigner à l’humanité. Ou plutôt, comme le montre finement le philosophe Francis Wolff dans son nouvel essai, Trois utopies contemporaines, nous inventons des utopies qui rêvent de faire basculer notre espèce soit chez les dieux soit chez animaux. A quoi rêve en effet le transhumanisme, sinon à effacer réellement l’antique frontière séparant l’humain du divin ? Ne jamais mourir, fabriquer de la vie, forger de l’intelligence sont bien des attributs des anciens dieux, que cette nouvelle utopie projette de fournir aux humains. Symétriquement, à quoi songe donc l’anti-spécisme contemporain, si ce n’est à faire disparaître toute frontière entre espèce humaine et espèces animales ? Tous les vivants sont sensibles, sans privilège, sans droit à s’exploiter ni à se faire souffrir.
Francis Wolff souligne en particulier combien chacun de ces deux effacements de l’humain se fonde, paradoxalement, sur une spécificité proprement humaine. Ainsi le transhumanisme veut-il nous faire habiter chez les dieux par le truchement de la technique, qui n’appartient qu’aux humains. Quant à l’animalisme, il conteste tout propre de l’homme au nom de l’éthique, laquelle se trouve être… un propre de l’homme ! L’intérêt du livre est aussi, et surtout, de dessiner une troisième voie, afin de retrouver ce que veut dire « humain » sans pour autant faire retour à l’Antiquité, en effaçant toujours des frontières, mais cette fois… entre les humains. Le philosophe plaide en effet pour un renouveau du cosmopolitisme, lequel inclut notamment l’accueil des étrangers, l’égalité de tous les citoyens de la communauté humaine, l’horizon d’un Etat mondial.
Pareil plaidoyer pour un humanisme renouvelé est à contre-courant de l’époque. Avec autant de force argumentative que de conviction, il défend des thèses claires et nettes. Les individus mourront toujours, mais l’humanité doit être préservée, donc rendue immortelle. L’intelligence humaine, qui est une fonction de notre animalité et non une puissance de calcul, n’est ni reproductible ni concurrençable par les machines. Les animaux sont à respecter, mais ne sont ni des sujets ni des personnes. Nous seuls parlons et habitons des Cités, vivants politiques, éthiques, responsables des autres, humains comme non humains.
Francis Wolff ne se fera pas que des amis. Mais ce professeur émérite à l’Ecole Normale de la rue d’Ulm préfère, depuis longtemps, parler vrai que suivre l’air du temps. Avec le magistral Pourquoi la musique ? (Fayard, 2015), il a publié une des analyses contemporaines les plus éclairantes. Lire Wolff s’avère indispensable.
TROIS UTOPIES CONTEMPORAINES
de Francis Wolff
Fayard, « Histoire de la pensée », 180 p., 17 €