La loi et la rue
Ce pourrait être le titre d’une série télévisée. La France y est abonnée depuis longtemps. Les acteurs se succèdent, le pitch demeure : des lois sont préparées ou promulguées, des foules aussitôt défilent pour les voir abrogées. Une fois encore, nous y sommes, avec cette nouvelle saison marquant l’acte I, scène I du quinquennat Macron. Les ordonnances réformant le code du travail réactivent ce scénario à répétition. Avant même qu’elles ne soient connues en détail, la CGT et Solidaires (Sud) annonçaient grèves et manifestations pour le 12 septembre, la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon appelait à un « déferlement » sur la capitale le 23 septembre. Tout ceci paraît si habituel, en un sens si légitime (les citoyens ont le droit de se faire entendre, de manifester, de s’opposer), que nous sommes accoutumés à croire que c’est normal. Au contraire, il faut s’en étonner. Car dans ce feuilleton rien n’est simple, ni si évident qu’on pourrait le penser.
Pour le comprendre, je suggère une brève expérience. Commençons par mettre entre parenthèses soutien ou rejet, partis pris et préférences. Autant que possible, pour un instant au moins, chacun laissera de côté son opinion, quelle qu’elle soit. Qu’il considère ces lois comme nécessaires ou bien scélérates, indispensables ou bien dangereuses, il laissera temporairement de côté son jugement. C’est un vieil exercice des philosophes antiques (l’épochè, suspension). Inventé par les Stoïciens, repris par les sceptiques, il a été rénové, chez les contemporains, par Husserl aux débuts de la phénoménologie. Objectif : sortir des affrontements afin d’observer les modèles et les mécanismes qui les font marcher. En d’autres termes, trouver la logique de loi et celle de la rue.
Dans la logique de la loi, celle qui animait Platon (dans La République comme dans Les lois) ou Montesquieu dans l’Esprit des lois, le monde républicain idéal ne fonctionne que par ses institutions. Une loi bien conçue ne saurait donc rencontrer l’opposition du peuple. Appliquée à notre présent, cette logique ferait le constat suivant : un nouveau président a été légalement et confortablement élu, il dispose d’une majorité absolue à l’Assemblée, qui a voté le principe d’une législation par ordonnances. Du seul point de vue juridique, il n’y a donc pas de question. Sauf si le contenu des dispositions adoptées se révélait non constitutionnel, tout retrait est exclu.
Mais la logique de la rue va exactement en sens inverse : cette réforme doit être abandonnée, cette loi retirée. Or l’influence que la rue exerce est sans contenu juridique, mais pas sans légitimité. Au pouvoir politique, délégué pour un temps par le peuple à ses représentants, s’ajoute ou s’oppose le poids de l’opinion. C’est un mélange : avis des citoyens au jour le jour, humeurs collectives, adhésions et rejets multiples, liés aux intérêts objectifs, aux préjugés opposés. La rue en est une partie, dotée d’une efficacité : on a vu plus d’une loi, ces dernières décennies, enterrée sous les défilés, les occupations de lycées ou d’usines.
Car il ne s’agit pas, pour la rue, de prendre le pouvoir, comme autrefois, quand les révolutionnaires de 1792 marchaient sur les Tuileries, ceux de 1830 sur l’Hôtel de Ville, ceux de 1848 sur l’Assemblée. Cette pratique ancienne s’est perpétuée longtemps, en filigrane, pour disparaître en mai 68 : personne, dans la foule qui tenait alors Paris, ne s’intéressait au Palais-Bourbon. Pour autant, les manifestations actuelles ne veulent pas d’un simple jeu de rôles. Plus que de faire entendre les voix du désaccord, ou de faire basculer une part de l’opinion encore indécise, elles espèrent mettre vraiment le pouvoir en échec.
Aujourd’hui, cela paraît peu probable. Mais il suffirait d’un dérapage, de quelques bavures et maladresses, de l’arrivée des lycéens et étudiants dans le conflit, pour que s’enclenche à nouveau le jeu de la rue et du hasard et le processus chaotique qui en découle. Ce scénario – « catastrophe », pour les uns, « happy end » pour les autres – semble avoir a peu de chances de se concrétiser, répétons-le. Mais c’est bien sur cette petite probabilité que parient les manifestants.
Au quotidien, la démocratie est bien un rapport de forces. Elle marche sur deux jambes, l’une dans la loi, l’autre dans la rue. Toutefois, il est très compliqué d’avancer si une jambe fait un croche-pied permanent à l’autre. Malgré tout, la France n’a pas l’air disposée à résilier son abonnement à cette vieille série.