Présidentielles : une campagne désaxée et dangereuse
Les élections présidentielles engagent le destin de la France. Celles-ci plus encore que les précédentes, parce que le pays se porte mal, dans presque tous les domaines – économique, social, financier, diplomatique… Son redressement ou son déclin dépend des prochaines années, de la politique qui sera conduite. La campagne devrait donc se préoccuper avant tout de l’emploi, de la dette, des finances publiques, de la fiscalité, évoquer l’Europe, la mondialisation, la défense nationale, la sécurité… Il ne devrait être question que des mesures à prendre pour rendre au pays dynamisme, compétitivité, prospérité, sérénité, influence. Au lieu de ces débats urgents et vitaux, à quoi assiste-t-on ? Attaques personnelles, déballages d’affaires anciennes, rumeurs sexuelles. Ce qui occupe le devant de la scène : des raclures de caniveau maquillées en considérations sur le vice et la vertu, de la fange déguisée en souci éthique.
Est-ce nouveau ? Evidemment non. Déstabiliser les adversaires, discréditer l’ennemi par tous les moyens est vieux comme les élections. Lisez Aristophane : la démocratie grecque, au temps de Périclès, connaissait bien le maniement des rumeurs et des coups bas. Lisez Cicéron pour connaître par le menu les vilénies des hommes politiques romains pour se torpiller les uns les autres. Voyez à Venise, à Florence, à Paris, de la Renaissance à la Fronde, le catalogue des diffamations savamment calculées, habilement diffusées. On oublie trop souvent que la naissance même des journaux quotidiens ne fut pas liée d’abord au souci d’informer, mais au besoin de feuilletonner des bruits toxiques et d’ourdir des cabales politiques. La presse servait à susciter des scandales. Ce n’est pas Balzac qui démentira. Ni Stendhal, ni Zola. Ni les tabloïds.
Inutile, donc, de jouer les effarouchés. La boue fait toujours partie du jeu. Répéter « Ô tempora ! Ô mores ! » ne sert donc à rien, parce que les lamentations ne changent pas la donne. « Le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’il est impossible d’y tailler des poutres bien droites » notait Kant. A peu de choses près, les êtres humains demeurent les mêmes, les mœurs politiques également. Ce qui change, toutefois, ce sont les contextes. Le nôtre est saturé de médias et de réseaux sociaux, qui accélèrent et intensifient les processus. Naguère, les venins effusaient à petite vitesse, sur de courtes distances. Nous voilà immergés dans des caisses de résonance considérables, où les propos se transmettent, se réverbèrent, se transforment avec une rapidité vertigineuse.
Et cela dans un pays fragilisé, dépressif, les nerfs à vif. Dans une France qui peut sombrer dans le chaos ou bien devenir de nouveau un pays puissant. Qui a entre ses mains le choix de son avenir, alors que dans le monde s’aiguisent les tensions et s’opèrent de vastes redistributions des cartes. Ce contexte, son urgence et sa gravité rendent dangereuse cette campagne désaxée. A d’autres moments, on l’aurait jugée seulement bouffonne, minable ou grotesque, selon les goût de chacun. Elle devient tragique. Parce que des débats superflus occultent massivement les vrais. Les dossiers qui occupent tout portent sur les candidats, leurs familles, leurs mœurs. Il n’est certes pas inutile de savoir quelle personne sera à la tête de l’Etat, dans un régime aussi fortement présidentiel que la Ve République. Mais il est infiniment plus important de savoir quelle politique les Français veulent choisir.
Il est presque gênant d’avoir à le rappeler : les propositions politiques des différents candidats sont l’essentiel. Seuls importent leurs objectifs, programmes et calendriers. Certains n’en ont pas encore, d’autres les ont affichés. Quel que soit le choix final opéré par chaque citoyen, quelle que soit la prochaine décision de l’ensemble des électeurs, il n’y a à considérer que ces dossiers. Tous les autres sont superfétatoires. Sans doute les révélations financières ou sexuelles peuvent-elles se révéler intéressantes, croustillantes, amusantes, ennuyeuses… selon les cas et selon les points de vue. Et il n’est pas étonnant que ces questions annexes alimentent les bavardages de comptoir. Mais il devient préoccupant qu’elles accaparent la presse. Car le danger, dans l’état présent de la France, est que son avenir se décide massivement à partir d’impressions et d’émotions, de rejets et de dégoûts, d’engouements et d’illusions. Et non de débats de fond.