D’infimes collisions entre les signes et nous
Croix verte, la pharmacie. Feu rouge, l’arrêt. Feu vert, le départ. Croix rouge, l’ambulance. Et ainsi de suite… Toute la journée, heure par heure, nous nous trouvons téléguidés par quantité de signes, symboles, icones, émoticônes et compagnie. Ils nous semblent tous dépourvus d’ambiguïté. Nous en connaissons bien la signification – rien à penser, juste obéir à la consigne, simplement décoder le signal. Celui qui nous indique le chemin vers les toilettes, la livraison des valises, l’état de la batterie du téléphone, etc. Le plus instructif, dans ces automatismes, ce sont les moments où ils dysfonctionnent. Moments rares, il est vrai, mais à scruter. Que se passe-t-il au juste quand nous interprétons un signe de travers ? Quand nous croyons avoir compris, et découvrons ensuite notre erreur ?
Le neurologue Lionel Naccache approfondit ces questions dans un bref essai où il décortique, avec science et subtilité, plusieurs minuscules « collisions » vécues par lui-même entre des signes et leur interprétation. Ce chercheur en sciences cognitives à l’Institut du Cerveau et de la moelle épinière de la Salpêtrière, professeur de médecine à l’université Paris-VI, combine hardiment, depuis Le nouvel inconscient (Odile Jacob, 2006) vie quotidienne et théorie, autobiographie et interdisciplinarité, psychanalyse et neurosciences.
Le livre s’ouvre sur cet exemple : en juillet 1989, le jeune normalien Lionel Naccache se retrouve, à vingt ans, dans un laboratoire de San Francisco. Au carrefour qu’il traverse chaque jour pour rejoindre le Golden Gate Park, se trouve inscrit au sol, et sur plusieurs panneaux jaunes alentour, cette formule énigmatique : « PED XING ». « Tiens, du chinois… peut-être du coréen », se dit le jeune homme. Il pense aussitôt que dans une ville aussi accueillante, aussi cosmopolite que San Francisco, les passages cloutés s’indiquent visiblement sur un mode asiatique. Son hypothèse s’enrichit peu à peu, se renforce, se complexifie. Jusqu’au jour où se dissipe, d’un coup, le minime édifice. Il s’agit simplement de « Pedestrian Crossing », passage piéton…
En scrutant cet incident infime, et quelques autres, Lionel Naccache découvre de multiples enseignements, en partant du principe que les collisions recèlent des mines d’informations, aussi bien, mutatis mutandis, en physique des particules qu’en sciences cognitives. En l’occurrence, cette « collisionologie » mobilise à la fois découvertes récentes sur le cerveau, jeux de langage, éléments de philosophie, introspection… avec une sophistication parfois extrême. On retiendra en tout cas son résultat principal : nous interprétons toujours les signes, même les plus convenus, nous construisons donc le monde autant que nous le percevons.
Loin de nous comporter comme de simples automates appliquant des consignes, nous inventons en fait les significations des signalétiques quotidiennes auxquelles nous croyons obéir de manière passive et irréfléchie. Cette construction permanente n’est jamais totalement standard, identique pour tous. Au contraire, elle dépend de l’histoire de chacun, de l’inconscient individuel. Freud n’a rien d’incompatible avec les découvertes des sciences cognitives. Entre psychanalyse et neurosciences, Lionel Naccache continue ainsi à construire des ponts. Ou des passerelles. A moins que ce ne soient des passages piéton.
LE CHANT DU SIGNE
Aventures et mésaventures de nos interprétations quotidiennes
de Lionel Naccache
Odile Jacob, « Sciences », 172 p., 22,90 €