Je ne suis pas un robot
S’inscrire sur les listes électorales… Banale formalité administrative comme nous en connaissons tous. Je ne soupçonnais pas à quoi elle peut conduire. Ne voulant pas rater les échéances du printemps, mais n’étant plus inscrit depuis un changement d’adresse, je me connecte donc, fin décembre, sur le site officiel de l’administration, Servicepublic.fr. Juste avant d’envoyer formulaire rempli et documents numérisés, surprise ! Le site exige une dernière réponse. La question : « Etes-vous un robot ? » Je n’invente rien ! C’est la première fois que je tombe sur pareille demande. Comme chacun, je connais les suites de chiffres et lettres à copier pour authentifier qu’on est bien est un humain, pas un automate. Mais cette interrogation, c’est une autre paire de manches.
Mine de rien, elle organise un labyrinthe. En effet, qu’est-ce qui peut bien me permettre de répondre, en toute connaissance de cause, que je ne suis pas un robot ? Ma compréhension du langage ? Elle peut avoir été programmée. La présence de mon corps, le fait que je vive comme un être de chair et de sang ? Ce ne sont que des sensations, des impressions, qui pourraient être autant de simulations, un monde virtuel que je prendrais pour la réalité. Avant de pouvoir cliquer pour affirmer que je ne suis pas un robot, il va falloir que je relise Descartes, car c’est bien la question centrale des Méditations métaphysiques. Sa solution : le « cogito ». Je ne suis pas une machine, ni automate, ni robot, parce que « je pense », parce que je suis une conscience, et pas uniquement un organisme.
Mais il faut relire aussi les auteurs qui soutiennent l’inverse, et font de notre esprit une machine à calculer. Leibniz, par exemple, affirmant que « nous sommes automates dans les trois-quarts de nos actions », et surtout La Mettrie, dont L’Homme machine (1748) explique déjà comment nos pensées sont produites par la mécanique de notre corps et les dispositions de notre cerveau. En fait, il n’y a pas moyen de répondre clairement à l’administration. Il faudrait avoir résolu la question de l’âme et du corps, qui s’est prolongée aujourd’hui dans le Mind-body problem. Le tout a engendré des bibliothèques entières, sans que jamais aucune théorie ait triompher. Car le débat est interminable entre ceux qui pensent qu’une conscience « autonome » existe, et ceux qui soutiennent que la conscience constitue un épiphénomène, conséquence du fonctionnement du système des neurones, ou éventuellement d’une intelligence artificielle.
J’essaie malgré tout de trouver une issue, pour pouvoir donner une réponse. Il faut bien que parvienne à m’inscrire… Sans doute ne suis-je pas un robot justement parce que je comprends cette question. Je ne suis pas sorti d’affaire pour autant, parce que cette remarque aggrave la situation. En effet, un robot qui serait capable de saisir le sens de cette interrogation répondrait « oui ». En ce cas, conscient de lui-même et de son statut, serait-il encore réellement un robot ? Et ce robot conscient ne devrait-il pas se voir reconnaître le droit de vote, donc la possibilité de s’inscrire sur les listes électorales ?
La situation est donc apparemment sans issue logique. En effet, si vous envisagez de répondre « oui, je suis un robot », il faudrait en fait répondre « non », puisqu’un robot capable de l’affirmer en première personne n’en est plus vraiment un. Et si vous envisagez de répondre « non » – seule réponse admise par la machine pour vous permettre de vous inscrire – il faudrait dire « oui », puisque le fait de devoir fournir une réponse unique et prescrite d’avance vous transforme, de fait, en robot.
Ayant bien saisi que la réponse attendue était « non », je me suis inscrit. Mais je pense que n’importe quel robot non rudimentaire est capable de faire cette déduction. La question n’est donc pas résolue. A présent que des robots nous renseignent au téléphone, que d’autres écrivent déjà des articles, le doute s’installe. Nous ne sommes pas encore immergés entièrement dans l’univers de Humans, mais nous ne sommes pas loin de cette série télévisée. Cela m’a turlupiné le temps du réveillon de fin d’année. Et m’a mis sur une piste. D’après mes informations, les robots, pour l’instant, ne réveillonnent pas. Et ne sont pas non plus turlupinés, à proprement parler, par quoi que ce soit. Voilà qui a contribué à me rassurer. Enfin… pas complètement.