Extases modestes pour rester vivant
Désabusé, c’est bien. Inquiet, catastrophiste, tétanisé face aux désastres qui nous attendent, c’est mieux. Eviter à tout prix l’enthousiasme, le contentement, pire : l’émerveillement. Ça, c’est franchement nunuche et gnangnan. Les temps présents sont noirs, entre effets de terreur et cataclysmes. Dès lors, beaucoup trouvent inconvenant de s’émouvoir encore, comme autrefois, d’une fleur, d’un arbre ou d’une épaule. On ne leur fera plus le coup du « comme le monde est beau, et comme nous sommes heureux d’y vivre ». Tout ce qui ressemble aux joies simples, mieux vaudrait l’oublier.
Cette anxiété présente, qui finit par s’enténébrer elle-même à force de refuser d’être dupe, la romancière et essayiste Belinda Cannone choisit d’y résister joliment. Modestement aussi, sans rodomontades ni superbe. « Modeste sera le maître adjectif de cet essai » annonce-t-elle d’entrée de jeu. Sans être feinte, cette modestie est fausse, car l’ambition du livre n’est pas mince : faire l’éloge de l’émerveillement dans une époque qui tend à l’oublier, en montrer le chemin, les voies détournées, les effets secondaires, en rappeler la force vitale comme les mystères vécus. Ce qui est réellement modeste, en revanche, ce sont les déclics qui conduisent à s’émerveiller.
Car il n’est pas besoin, la plupart du temps, d’objets rares ni de situations exceptionnelles. Un chêne à la fenêtre, un essaim d’oiseaux au-dessus du jardin, le grain d’une peau, voilà qui suffit à enclencher ce mouvement intime. Ces éclats du monde révèlent alors une connivence secreète, profonde et bouleversante, entre soi et le dehors. S’émerveiller, rappelle Belinda Cannone, est bien un processus dont la source se tient dans le regard plus que dans la chose ou la personne regardées. Ce que d’autres vont trouver sans intérêt, ou ne verront même pas, va se découvrir somptueux et rare à la sensibilité qui sait cultiver concentration, lenteur, l’attention au détail, « vigilance poétique ».
Dans ces variations sur l’émerveillement, l’écrivaine tisse événements de la nature et la sensualité des corps humains. Elle discerne des temporalités paradoxales : on peut s’émerveiller à retardement, après coup. Elle explore les différentes modalités du « s’émerveiller », déclenché tantôt par le banal, tantôt par la singularité d’un lieu, par un objet admirable parce qu’exceptionnel. Professeur de littérature comparée à l’université de Caen, Belinda Cannone n’oublie pas que les œuvres émerveillent, du modeste haïku au tableau classique, de la mélodie inconnue jusqu’à l’acte moral exigeant de sortir de soi. Car c’est toujours une échappée « hors-de-soi » qui semble constituer, en fait, le trait le plus constant et la condition première de l’émerveillement Moins tu es autocentré(e), plus tu t’émerveilles (et inversement).
Accompagné d’une vingtaine de photographies de l’ARDI (Agence régionale pour la diffusion de l’image), choisies et commentées par Belinda Cannone, le texte est de bout en bout sensible et fin. On peut regretter que cette romancière et essayiste de talent donne parfois l’impression de se regarder écrire, de s’installer en posture d’auteure, de s’auto-citer de manière répétitive. Ce qui finit par paraître curieux quand il s’agit de composer un éloge de l’émerveillement comme sortie de soi et sens de l’altérité. Mais c’est affaire de goût.
S’ÉMERVEILLER
de Belinda Cannone
Stock, 190 p., 18 €