Cauchemar du monde meilleur
La révolution numérique ne cesse de le répéter : elle rend le monde meilleur. Tout va mieux, à tous points de vue, de jour en jour, comme voulait méthode Coué. Mieux informés, mieux soignés, mieux orientés, mieux distraits, mieux instruits… mais de quoi oserions-nous nous plaindre ? Encore quelques applications, quelques objets connectés, quelques algorithmes, et notre vie sera parfaite ! Plus fluide, plus libre, plus heureuse. Certains problèmes subsistent, certes : maladies, pauvreté, mort, entre autres, se rencontrent encore. Mais plus pour longtemps, car ce ne sont que des résidus de l’univers ancien. Rassurez-vous, sous peu, ces séquelles seront liquidées. Simple question de calendrier. Le développement exponentiel des données et leur traitement en temps réel sont en passe d’en finir avec ces scories d’autrefois.
Eric Sadin n’est pas de cet avis, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans son nouvel essai, cet écrivain et philosophe, critique informé du monde digital, montre combien l’accompagnement permanent de nos existences par les algorithmes n’a rien d’un paradis. Plutôt un enfer masqué. Bien entendu, au premier regard, le guidage perpétuel de nos itinéraires, de nos achats, de nos comportements a l’air de faciliter la vie. En fait, il tend à l’éliminer en la contrôlant de bout en bout et la déshumanisant de part en part. En effet, sous des apparences toujours très cool, la décision humaine se trouve de plus en plus neutralisée, le jugement humain de plus en plus disqualifié. Tout ce qui définit depuis toujours la condition humaine – limites, finitude, vulnérabilité… – se trouve désormais mis entre parenthèses.
Ainsi, explique Eric Sadin, la « duplication numérique du monde » tend-elle à faire basculer l’existence dans un nouveau registre, intégralement régi par une « industrie de la vie », totalitaire-soft mais implacable. Le paradoxe, c’est que les penchants criminels et l’authentique folie de cette Silicon Valley planétaire apparaissent rarement en pleine lumière. Au contraire, son extension permanente est soutenue et glorifiée par quantité de progressistes et de politiques qui se croient bien intentionnés. Ils travaillent eux aussi, sans en comprendre les enjeux, à ce que cet essai propose de nommer la « silicolonisation » du monde.
Intérêt majeur de cette critique : son cri d’alarme repose sur une analyse de fonds, et propose aussi des actions concrètes. Eric Sadin, à qui l’on doit déjà un excellent ouvrage sur ces questions, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique (L’Echappée, 2015), élargit sa perspective. Il montre en particulier de quelle manière « l’esprit de la Silicon Valley » a évolué par étapes de la contre-culture des années 1960 (Ginsberg, Kerouac) à la domination techno-financière de la planète. Il indique également les points principaux d’un « grand refus », qui éliminerait quantités de pièges : compteurs électriques intelligents, téléviseurs connectés, voiture autonome, bracelets de santé etc.
A contre-courant des convictions dominantes, Eric Sadin ne se fera pas que des amis. Il se pourrait que sa critique passe pour archaïque, qu’elle suscite contresens ou malentendus. Pourtant, si son travail contribue à sauvegarder la vieille vie imparfaite, limitée, incertaine, la seule qui soit humaine, alors un jour, peut-être, des survivants lui diront-ils merci.
LA SILICOLONISATION DU MONDE
L’irrésistible expansion du libéralisme numérique
d’Eric Sadin
Editions l’Echappée, 294 p., 17 €