Journaux, radio, philo, Merleau
Longtemps, la philosophie a préféré l’éternel. De l’actualité, elle n’avait rien à dire, comme si les gesticulations de l’histoire n’étaient que l’écume du monde. Socrate pouvait bien s’entretenir, dans la rue, des décisions politiques du jour, il n’était pas censé parler, en ce cas, en philosophe. Aux idées appartenaient la longue durée, le tumulte des affaires quotidiennes était abandonné à l’urgence. Il y a longtemps déjà que ce partage est bouleversé. A présent, on demande aux philosophes de s’exprimer sur tout, partout, tout le temps, à toute allure. La temporalité lente existe encore, où s’élaborent les questions de fond, où s’écrivent les livres, où cheminent les changements. Mais l’immédiateté s’y est greffée. Il faut penser à chaud, au micro, à voix haute, avec les mots du jour. Certains refusent. D’autres y trouvent une illusoire façon d’exister. Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) faisait autrement.
C’était il y a quelques décennies, dans la France de l’après-guerre. Il faut lire les transcriptions de ces premières tribunes de philo au micro, ces chroniques des questions vives de l’époque, ces longs entretiens radiophoniques avec Georges Charbonnier (1921-1990), grand interviewer qui conversa notamment avec Queneau, Butor, Lévi-Strauss, Borges. Le plus intéressant, ce ne sont pas les thèmes. Bien sûr, pour qui s’intéresse à l’histoire de la vie intellectuelle française, il est passionnant d’entendre Merleau-Ponty, l’un des penseurs majeurs du XXe siècle, parler de Sartre et de l’existentialisme, des camps nazis et de ceux du Goulag, du gaullisme et du surréalisme, de Freud et de Proust, etc. Toutefois, ce qui fait l’intérêt de ce livre, c’est surtout la place nouvelle du philosophe qui s’y dessine à petites touches.
Merleau-Ponty, élu au Collège de France en 1952, hésite à jouer le rôle ambigu de philosophe public. On perçoit ses réticences, ses hésitations, voire sa répulsion. On constate également son acquiescement, sa décision de jouer le jeu. Mais à sa manière, à distance intelligente, en rendant ses analyses accessibles sans pour autant les affadir. Ce qu’expérimente Merleau-Ponty au fil de ces émissions, c’est une parole philosophique nouvelle. Qui ne se renie pas, tout en plongeant réellement dans de nouveaux moyens de se manifester. Le philosophe invente des ruses, des tactiques inédites, des histoires pour faire comprendre. Il sait qu’il n’est pas possible de formuler en trois phrases une argumentation rédigé en 300 pages. Mais il s’exerce à en transposer malgré tout des bribes à l’antenne, sans qu’elles soient fausses ni absconses. Pour avancer sur cette voie étroite, sans doute fallait-il ce philosophe singulier, penseur de l’ambiguïté, convaincu que la philosophie est d’abord expérience, qu’elle parle de ce qu’il y a de plus concret au monde, qu’elle s’ancre dans notre vie corporelle, perceptive et affective, bien avant de se déployer en concepts, théories et doctrines. Inutile de demander à tous ceux qui ont succédé à Merleau-Ponty dans cet exercice de la philosophie publique d’avoir sa rigueur, sa culture, son sens du politique, sans parler de son génie. Ce serait trop exiger. Mais suggérer à tous de le lire de près, d’en méditer les leçons, et même d’en appliquer quelques-unes pour inventer une philosophie du présent, voilà qui paraît faisable.
ENTRETIENS AVEC GEORGES CHARBONNIER
et autres dialogues, 1946-1959
de Maurice Merleau-Ponty
Trancription, avant-propos et annotations de Jérôme Melançon
Verdier, « Philosophie », 442 p., 24 €