Quand l’esclavage paraissait logique
Voilà un livre remarquable, qui s’empare d’un sujet important mais encore peu traité. Si l’histoire de l’esclavage a déjà suscité mille recherches, l’analyse des jugements philosophiques le concernant n’a suscité que des études dispersées. Jean-Paul Doguet, professeur de philosophie à la khâgne d’Henri-IV, à Paris, prend une vue d’ensemble, de l’Antiquité à nos jours, de la manière la plus complète possible. Surtout, il s’emploie à comprendre – sans mépris ni indulgence – comment et pourquoi la raison a pu si puissamment légitimer la servitude, si tardivement la dénoncer, si faiblement la combattre.
Au premier regard, c’est déconcertant. Car l’esclavage, à nos yeux modernes, n’est pas seulement illégal, illégitime et immoral. Il nous est devenu impensable, parce que nous ne pouvons concevoir qu’un être humain soit la propriété d’un autre. Une personne ainsi chosifiée, possédée et corvéable contrevient pour nous à la définition même de l’humain et de sa dignité.
Alors comment se fait-il que tant de penseurs fondamentaux, proclamant vivre sous le contrôle de la raison – de Platon à Epicure, d’Aristote aux stoïciens –, aient justifié pareille pratique, sans jamais songer à l’abolir ? Par quel tour de passe-passe, à l’Age classique, les théoriciens du droit naturel ont-ils maintenu le statu quo ? Et pourquoi les hommes des Lumières ont-ils souvent laissé faire ce qu’ils commençaient pourtant à juger monstrueux ? Si la raison est universelle – ce que la philosophie suppose –, pourquoi n’a-t-elle pas jeté sur l’esclavage un opprobre universel ?
Des réponses détaillées à ces interrogations figurent dans la longue et minutieuse enquête conduite par Jean-Paul Doguet, richement documentée et intelligemment réfléchie. Pour expliquer comment les philosophes ont pu cautionner les usages esclavagistes et ratifier la société de leur temps, il est trop court de s’en tenir au banal alibi des « préjugés d’époque ».
Au contraire, il faut élaborer une tentative d’histoire de la raison. De l’Antiquité au Siècle des Lumières, « c’est la raison qui a changé, plus que l’esclavage », soutient Jean-Paul Doguet. Selon lui, ce qui conduit Platon, Aristote et leurs héritiers à naturaliser la condition servile est leur recours à un modèle de rationalité extérieur au monde humain : la « nature », le « destin », la « volonté divine » justifient alors qu’existent des esclaves.
La force des émotions
Ce qui change radicalement, avec la pensée moderne, c’est que tout pouvoir est conçu comme résultat d’un contrat passé entre des individus égaux. Dans cette logique nouvelle, plus moyen de construire aucune justification rationnelle de l’esclavage ! Du point de vue intellectuel, la machine commence à se déglinguer.
Il faudra encore bien du temps, et la force des émotions plutôt que celle des raisonnements, pour que se mettent en route des mouvements abolitionnistes, où les philosophes figurèrent rarement aux avant-postes. Une fois cette bataille gagnée, la page n’est pas pour autant tournée. Jean-Paul Doguet montre qu’une nouvelle forme de « raison historique » a continué à considérer que l’esclavage avait pu avoir à tel moment sa fonction, voire ses aspects positifs.
L’évolution se poursuit aujourd’hui, dans la pensée post-abolitionniste, par les discussions opposant les tenants de compensations financières à ceux d’une vision mémorielle. Les uns et les autres ont une conception distincte de l’injustice faite aux esclaves et des relations passé-présent… Passionnant.
LES PHILOSOPHES ET L’ESCLAVAGE
de Jean-Paul Doguet
Kimé, « Philosophie en cours », 574 p., 39 €