Quand vacille l’autorité
Des casseurs menacent et attaquent des policiers sous l’oeil des caméras. Ils ne sont pas vraiment inquiétés. Des syndicalistes bloquent le pays, désorganisent le travail et les transports. Ils ne sont pas clairement contrés. On voit donc s’installer un étrange climat. Sur fond de petite guérilla urbaine, l’autorité est défiée, moquée, bafouée. A longueur de journée, de vidéos et d’infos. Et elle répugne à s’affirmer, elle barguigne et louvoie, vacille sans agir. Ce n’est jamais que la millième fois qu’il en est ainsi. Dans l’enseignement, du primaire à l’université, cette situation est devenue, depuis longtemps, comme une seconde nature. Dans l’éducation familiale aussi, en général. Inutile, malgré tout, de se lamenter, de regretter « le vieux style ». Tenter de comprendre est plus utile.
Or ce n’est pas simple. Car aux circonstances du jour s’entrelacent d’autres facteurs. Notamment : déclin de la fonction paternelle, héritage de Mai 68, emprise de pédagogies antiautoritaires, permissivité générale.. Mais ce ne sont encore que des traits de surface. Nous oublions que la légitimité de l’autorité, la justification de ce qui la fonde et doit la faire respecter, a commencé à se dérober il y a bien plus longtemps. L’histoire de la pensée le montre clairement.
De quel droit l’un commande-t-il, tandis que l’autre est tenu d’obéir ? Question vieille comme la philosophie. Platon, le premier, a fourni une réponse : celui qui sait, qui a accès à la vérité, est investi par cette connaissance d’une autorité légitime sur les ignorants. C’est pourquoi, selon lui, le philosophe doit être roi, et le roi philosophe. Nous en avons conservé des vestiges : l’expert est encore supposé, en fonction de sa science, avoir autorité sur les non-experts. Mais a complètement disparu la conviction, essentielle pour Platon, que des vérités éternelles, hors du monde, fondent l’autorité. Elle n’est plus céleste, mais seulement terrestre.
En fait, le point commun des conceptions anciennes est bien que l’autorité ne trouvait sa source chez les humains qui l’exerçaient ou la subissaient, mais ailleurs – dans le temps, ou dans l’espace. Ainsi, pour les Romains, c’était chez les morts – ancêtres, « patres » – que s’ancrait l’autorité. Quand Cicéron affirme que le Sénat, à Rome, détient l’« auctoritas », il en fait le détenteur de règles héritées – archaïques, sacrées – que les vivants doivent observer. Le passé cautionnait le pouvoir.
Dieu tiendra ce rôle chez les chrétiens, plus tard chez les musulmans. Il n’est d’autorité que divine. Dieu légitime et le pouvoir du roi et l’obéissance des sujets, que ce soit chez Augustin et les pères de l’Eglise ou chez les docteurs de l’islam. Ces trois fondements traditionnels de l’autorité – vérité, ancêtres, Dieu – ont été mis à bas par les démocraties libérales nées des Temps modernes. Elles ont définitivement remplacé la vérité par le règne des opinions majoritaires, le passé par la domination du présent, l’ordre divin par le contrat social.
C’est à la lumière de ce bouleversement majeur que se comprend l’histoire moderne – et aussi la toile de fond de nos ennuis de la semaine. Car quand l’autorité n’est plus garantie par quelque élément plus haut que l’humain, elle se délite nécessairement en rapports de forces. Certes, la philosophie politique – de Locke à Habermas, de Montesquieu à Rousseau, en passant par Hobbes, Spinoza et bien d’autres – a déployé des efforts immenses pour ancrer cette autorité dans le contrat social, la souveraineté des lois, la puissance de la Constitution et du débat public. Mais il demeure toujours possible de la contester, de la défier, de la défaire.
Quand s’ajoute, à ce paysage qui définit la condition moderne, une série d’atermoiements, de faiblesses, d’erreurs stratégiques, l’autorité vacille de manière visible – comme en ce moment en France. Face à ce désarroi, il faut prendre garde à la menace d’un retour de balancier. Max Weber a bien vu que l’autorité peut aussi se fonder, illusoirement, sur le « charisme », les qualités attribuées par l’imaginaire collectif à une personnalité salvatrice. L’histoire du XXe siècle en a fourni des exemples qui furent autant de catastrophes. Les sauveurs furent des dictateurs, leur autorité devint totalitaire. Avant que pareil danger ne s’installe, un changement de climat s’impose, de toute urgence.