Le rêve que tout s’effondre
Enfin, tout voir disparaître ! Vite, que le monde s’évanouisse, que la société s’effondre, que tout s’efface ! Crainte affichée ou désir secret, ce rêve fut longtemps religieux : toutes sortes de fins du monde peuplent les imaginaires culturels, de l’Inde ancienne aux Amérindiens, de Zoroastre aux apocalypses chrétiennes et musulmanes. Ces attentes eschatologiques demeurent vivaces ici ou là. Daech et d’autres réactivent aujourd’hui les millénarismes. Mais ils connaissent également des formes inédites, des métamorphoses parfois mal repérées. Ainsi l’écologie est-elle travaillée d’images récurrentes d’effondrement général, de « collapse » universel, d’extinction prochaine de l’humanité. Et des versions politiques de l’ultime catastrophe resurgissent ces derniers temps, si l’on ose dire… On nous répète en effet ardemment : « Le système va s’effondrer, le capitalisme vit ses derniers jours… » Le vieux mythe de la grève générale ressort même des placards : tout va s’arrêter, enfin !
Ces fantasmagories sont évidemment risibles. Chez les millénaristes, des kyrielles de fins du monde – annoncées, datées, prophétisées en détail – sont déjà passées et périmées depuis longtemps, sans que personne ait constaté le plus petit début de réalisation. Dans le domaine écologique, quantité de prévisions catastrophistes ont fait long feu, du Club de Rome à nos jours. De fait, nous ne sommes pas allés dans ces murs innombrables qu’on nous annonçait inévitables. Chez les anarcho-syndicalistes et autres fabulistes du Grand Soir – de Briand à Sorel et de Rosa Luxemburg aux actuels prédicateurs -, la grève générale n’a jamais eu qu’une réalité de papier. Le dernier détraquement, le grand séisme économique et social où tout s’arrête, n’est qu’une plaisanterie. Mauvaise, cela va de soi.
Car ces délires risibles sont malgré tout nuisibles. Pas tellement par leurs effets pratiques, qui sont à peu près négligeables. Plutôt à cause des dommages qu’ils occasionnent à l’imaginaire lui-même. Parce qu’ils bloquent toute possibilité de penser le monde dans sa continuité, l’histoire dans sa durée. Parce qu’ils interdisent endurance et volonté de longue durée en leur substituant une épreuve unique, radicale, rédemptrice – déluge, feu de l’enfer, révolution… -, détruisant tout pour tout rénover. La vertu de cet effondrement serait de rendre possible le monde d’après, qu’il se nomme paradis, Jérusalem céleste, communisme, planète durable. Mais l’action immédiate est toujours la violente dévastation du monde présent. Du chaos rêvé, on passe sans peine au saccage perpétré. Car, sous la peur de voir se défaire le monde se tient, en fait, l’envie rageuse de le désorganiser soi-même.
Qu’on ne se méprenne pas. Il ne s’agit nullement, en critiquant ces mythes, de prôner la résignation. Pas question de soutenir, comme Descartes, que mieux vaut « changer ses désirs que l’ordre du monde ». Il serait vain de croire que ce qui existe vaut d’être conservé seulement parce qu’il existe, au prix de perpétuer l’injustice par crainte de déranger l’ordre en place. Il serait illusoire aussi de croire le capitalisme éternel, et immuables nos modes de vie actuels. Ils disparaîtront sans doute un jour, comme se sont évanouis, déjà, quantité de civilisations, de systèmes sociaux, de structures économiques. Malgré tout, ni le monde ni l’humanité ne finiront pour autant. Pas plus que l’histoire, le temps et la nature.
Ce qu’il faut écarter, c’est l’idée même de catastrophe ultime. Peu importe qu’elle soit régénératrice ou annihilante. Ce ne sont là, en effet, que deux variantes d’une même représentation faussée, imaginant un paroxysme, une crise définitive, une destruction radicale. D’où vient-elle ? Sans doute de la difficulté de supporter que le monde soit infini, et l’histoire aussi.
Pourtant, infini ne veut pas dire immuable. Il convient de parvenir à concevoir un monde sans fin mais en perpétuelle évolution. Héraclite, chez les Anciens, a pensé ce changement perpétuel, conjuguant l’éternité du monde et le devenir incessant. Nietzsche, deux grands millénaires plus tard, a repris et développé cette intuition. Tous deux surent endurer l’idée que, même si tout change, le monde ne s’effondre jamais. Ils ont compris que si rien ne demeure jamais semblable, on ne doit, ni ne peut, faire du passé table rase. Reconsidérer ces perspectives nous éviterait sans doute bien des égarements.