Figures libres. Hobbes et le bonheur par l’inquiétude
Trop souvent, on doit le ranger parmi les inconnus célèbres. Bien sûr, Thomas Hobbes (1588-1679) occupe une belle place dans les histoires de la philosophie. Elles enseignent notamment qu’il formula des objections envers Descartes et fut le premier penseur du contrat social, que Rousseau a lu, relu et critiqué. Ses textes principaux – The Elements of Law, De Cive, et le célèbre Leviathan – constituent des références majeures de la pensée politique moderne.
Toutefois, il demeure non moins évident que les étudiants, le grand public et même nombre de professionnels en restent là. D’innombrables travaux savants publiés dans le monde entier n’y font rien : beaucoup continuent d’ignorer la diversité, la puissance et l’actualité de sa pensée. Réduit à l’image simpliste d’un partisan de l’Etat fort, transformé en conservateur pessimiste, Hobbes se voit privé de l’ampleur réelle de sa démarche.
En fait, sa pensée – liée à la mutation scientifique ouverte par Galilée et la physique, à la mutation juridique inaugurée par Grotius et le droit naturel – opère une série de bouleversements dont nous n’avons pas fini de mesurer la profondeur ni les conséquences. Luc Foisneau, qui a consacré toute une vie de travail à ce philosophe et à sa postérité, le souligne dans Hobbes. La vie inquiète.
En plus de 600 pages, il met en lumière les changements – anthropologiques, moraux et théologico-politiques – accomplis par Hobbes. Il analyse leurs répercussions, souvent méconnues, sur Mauss, Voegelin, Foucault ou Rawls. Directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po et à Oxford, aujourd’hui à l’EHESS, Luc Foisneau se révèle, avec cette somme, guide expérimenté. Rien de hobbesien ne semble lui être étranger.
Singularités parmi d’autres
Le suivre est donc instructif et intéressant, pour découvrir quantité d’apports de Hobbes, méconnus ou négligés. Par exemple : la place inaugurale accordée à la démocratie par ce penseur qui la juge aussi fragile, la manière sophistiquée dont il construit le concept de pouvoir à partir de mots courants ou les métamorphoses qu’il fait subir aux notions de volonté et d’identité personnelle.
Parmi d’autres singularités, Hobbes rompt aussi, et radicalement, avec la définition de l’homme d’Aristote comme « animal politique ». Les humains, pour lui, ne naissent pas aptes à la vie en société, ni désireux de vivre ensemble. Savoir pourquoi et comment ils se décident à constituer des groupes, comprendre de quelle manière ils peuvent coexister malgré leurs désaccords insurmontables deviennent alors les problèmes-clés de la pensée politique.
C’est aussi une mutation radicale de l’idée même de bonheur que propose Hobbes. Il quitte en effet la conception antique de la félicité, liée à la détention d’un bien suprême, écarte l’existence d’une fin dernière, d’un terme ultime de nos ambitions. Notre course à l’action ne connaît aucun repos.
Le bonheur, dès lors, réside dans cette « continuelle marche en avant du désir ». Le contentement ne suppose plus un arrêt, une jouissance immobile. Il se tient au contraire dans ce que Hobbes nomme « proceeding » – le « processus » qui fait avancer, encore et toujours. A la quiétude d’un bonheur immobile, il oppose donc l’invention d’un bonheur dans l’inquiétude – c’est-à-dire, à proprement parler, dans l’éveil et le mouvement. Voilà qui pourrait bien se révéler fort utile dans les temps qui viennent.
Hobbes. La vie inquiète, de Luc Foisneau, Folio, « Essai », inédit, 622 p., 9,20 € (en librairie le 2 mai).