L’énergumène Trump
Grotesque, brutal, raciste, misogyne, vulgaire, simpliste, réactionnaire, ignorant, arrogant, démagogue, dangereux… Donald Trump collectionne les adjectifs infamants et les jugements sans appel. Et il les mérite tous, à des degrés divers, mais généralement élevés. Malgré tout, il enflamme les électeurs, bouscule les prévisions, réussit de semaine en semaine une ascension dans les primaires américaines que tous les observateurs sensés jugeaient improbable, ou carrément impossible, il y a peu de temps. La question difficile est de savoir pourquoi il caracole à ce point. Si c’est un clown obscène, comment comprendre que tant d’Américains s’y reconnaissent ? Seraient-ils tous xénophobes, violents, revanchards ? Je souhaite examiner une hypothèse différente.
« Energumène » est le mot-clef. Il signifie couramment agité, tonitruant, insupportable – ce qui convient bien. Il y a mieux : le terme, dans le vocabulaire de l’Eglise médiévale, désigne les possédés, les gens habités par un démon. Le mot provient du grec ancien et son sens littéral est « travaillé du dedans ». A l’arrière-plan de sa longue histoire, on trouve les scènes des Evangiles où le Christ exorcise les énergumènes en les délivrant des forces qui les habitent. On trouve également quantité de théories oubliées sur la possession et les sorcières. Ces élucubrations concernant les énergumènes ne sont pas développées dans des temps obscurs, mais à l’âge classique, dans l’Europe des sciences et de la raison. Jean Bodin, par exemple, le fondateur de la philosophie politique moderne, s’y attarde longuement dans « De la démonomanie des sorciers » (1580).
Pas question de restaurer ces fables, faut-il le dire ? Mais les transformer pour interroger le présent est une piste à suivre. Quels démons de l’Amérique travaillent du dedans l’énergumène Trump ? Les identifier conduit à comprendre son succès. Et peut-être à le contrecarrer plus efficacement. Le premier démon, ce sont les hiérarchies dominatrices. Dans le monde selon Trump, les Blancs sont supérieurs aux Noirs, les Yankees aux Latinos, les hommes aux femmes, les hétérosexuels aux homosexuels, etc. – sans oublier les riches supérieurs aux pauvres et, bien sûr, les Américains au reste du monde. Partout, un « haut » doit dominer un « bas », le « supérieur » régner sur l’« inférieur ». Curieusement, cette vision du monde est aux antipodes des principes qui président à la Constitution des Etats-Unis, comme à l’histoire la plus constante du melting-pot. Sans doute peut-on y trouver le vieux fonds esclavagiste, patriarcal et inégalitaire que la guerre de Sécession n’a évidemment pas vaincu. S’il resurgit aujourd’hui, avec la virulence imprévue d’un retour du refoulé, c’est aussi à cause des excès du « politiquement correct » et de leurs ravages. A force de traquer jusqu’au ridicule, sur les campus comme dans les médias, le spectre du sexisme et du colonialisme, à force de censurer obsessionnellement le moindre soupçon d’homophobie et d’islamophobie, les belles âmes ont préparé ce triomphe du politiquement obscène. Celui qui profère à voix haute des mots interdits, on lui prête à présent un courage et une liberté extraordinaires. Il en est dépourvu, mais on lui attribue ces vertus, à la mesure des contraintes absurdes exercées au nom de justes principes.
Le second démon qui travaille Trump et fait son succès rappelle à sa manière que les diables sont des anges déchus. Son axe de campagne repose sur la nostalgie de la grandeur des Etats-Unis. Elle est aujourd’hui si piteusement en berne que « Make America great again » est un slogan redoutablement efficace. Les deux mandats d’Obama ont organisé un recul désastreux de l’influence américaine dans le monde. Plombé dès le début de son élection par un prix Nobel de la paix qui était un monument de stupidité, le pacifiste président a renoncé à contrer Bachar Al Assad en Syrie, et organisé un désengagement militaire général et catastrophique. Les outrances de l’énergumène sont indiscutables. Mais elles sont à la mesure des carences officielles. Finalement, ce qui possède Trump, le fait vociférer et réussir, c’est tout ce que l’Amérique ne veut pas voir d’elle-même. La probabilité qu’il devienne le 45e président demeure encore relativement faible. Mais elle croît chaque semaine, et les leçons à tirer de son audience concernent tout le monde. Se préoccuper de ce qui l’habite est le seul moyen d’exorciser le risque qu’il incarne.