Figures libres. Je gère mon stress en 1443
Un athlète complet, cet Alberti (1404-1472). Un demi-siècle avant Léonard de Vinci, il incarne à Florence l’omnicompétence des génies de la Renaissance. Cet homme universel a en effet excellé en mathématiques, en peinture, en architecture comme en linguistique. On lui doit des inventions décisives en technique de la perspective, en cryptologie, en imagerie en relief. Entre autres. Sans oublier quantité de prouesses physiques : sauter, pieds joints, par-dessus ses interlocuteurs, faire des acrobaties à cheval ou lancer une pièce de monnaie jusqu’au sommet du dôme de la cathédrale.
Ces super-pouvoirs – réels ou légendaires, on en discute encore – ne sont qu’une face du personnage. Il en est une autre, peut-être pas moins fictive, mais plus sombre – celle d’un esprit tourmenté, en proie à la mélancolie et au doute, en butte aux calomnies et au mépris, blessé par nombre de mésententes politiques, esthétiques et intellectuelles. Bref, stressé, comme on ne le disait pas à l’époque.
Il écrit donc, sous la forme de trois dialogues de haut vol, un court traité de sérénité qui vaut le détour. D’autant que ce vrai bijou est une rareté. Probablement rédigé en 1443, il n’a été imprimé pour la toute première fois qu’en… 1843, et il vient seulement d’être traduit en français !
Le plus curieux, c’est que l’on y trouve déjà l’essentiel des préceptes de la gestion du stress et de la maîtrise de l’anxiété dont on nous abreuve aujourd’hui. Alberti et ses personnages recommandent en effet une bonne connaissance de soi (entendez : de la place de l’humain et de sa nature, pas de la personnalité propre de chacun), une étude continue des écoles de sagesse antiques, des exercices réguliers de méditation et un régime de vie à la fois sobre et souple, où l’absence d’excès n’interdit pas de se détendre ni de s’amuser.
Elégante mosaïque
Le noyau dur est constitué de règles – utiles, mais somme toute bien banales – empruntées à la sagesse universelle. Par exemple : « Contrôle le regard et le jugement que tu portes sur les choses et tu calmeras les sentiments et les mouvements de ton âme. » Ou bien : « Que nul ne s’estime capable, sans exercice, de faire sienne aucune vertu. »
Franchement, pas de quoi s’extasier : la Toscane du Quattrocento reprend des poncifs gréco-romains que le coaching nous sert encore aujourd’hui. La différence ? Elle n’est pas dans le fond, mais bien dans la forme. Ces dialogues sont une lecture suave. D’abord pour quelques images inattendues, comme ces « durillons à l’âme » que Pandolfini, 90 ans, a vu se constituer, dit-il, au fil d’une vie riche en épreuves. Mais surtout par leur étourdissante culture humaniste.
En quelques dizaines de pages, ce sont des centaines d’auteurs, de références, de citations ou d’allusions qui défilent, sans pesanteur ni pédanterie. Hérodote voisine avec Virgile, Diogène de Sinope avec Chrysippe, Horace avec Lactance, Cratès avec Sénèque. Ils prennent place dans une mosaïque élégante et habile.
C’est Alberti lui-même, pour désigner son travail littéraire, qui parle de mosaïque : avec de brefs éclats d’œuvres grecques et latines, il agence une figure nouvelle, comme les artistes ajustent harmonieusement, au mur ou sur le sol, une myriade de morceaux de pierres disparates. Ainsi se décrit l’architecte lettré, moraliste peintre. La gestion du stress, en ce temps-là, avait de la gueule.
Entretiens sur la tranquillité de l’âme (Profugiorum ab ærumna libri tres), de Leon Battista Alberti, traduit de l’italien par Pierre Jodogne, préface de Michel Paoli, Seuil, « Sources du savoir », 190 p., 21 €.