Trois leçons d’Umberto
Tout a été dit et redit, semble-t-il, de l’oeuvre et de la personnalité d’Umberto Eco. Ces derniers jours, l’avalanche d’hommages, de rétrospectives, et d’émotion qui a submergé l’Italie, l’Europe et une large partie du monde a célébré ses travaux et ses vertus. Les facettes de cet homme-orchestre ont été rappelées : travaux universitaires, best-sellers planétaires, chroniques ironiques, engagements politiques, sans oublier certaines blessures secrètes et une mélancolie sourde qui perçait parfois sous l’humour allègre. Umberto sémiologue, romancier, journaliste, conférencier, conscience morale, provocateur, homme public, âme solitaire… Oui, tout a été dit. Ou presque. Car il me semble que célébrations et hagiographies, tournées vers le passé, n’ont pas dit suffisamment quelles leçons pour demain a formulé ce penseur, plus subtil qu’on ne croit.
Car, mine de rien, il a proposé un fondement de la morale que l’on a peu remarqué : le corps, tout simplement – dans sa banalité, sa matérialité et même sa vulgarité. Mais aussi dans l’intangible souveraineté de ses activités, que rien ni personne ne devrait entraver. « On peut constituer une éthique sur le respect des activités du corps « , disait-il, en 1993, dans un entretien qu’il m’avait accordé. Tortures, viols, famines, maltraitances, insuffisances de soins apparaissent comme diverses transgressions de cette morale corporelle. Pour se constituer, elle n’a besoin d’aucune règle transcendante, d’aucun principe abstrait. « Toutes les formes de racisme et d’exclusion sont finalement des manières de nier le corps de l’autre « , concluait le philosophe. J’ai souvent repensé, depuis ce jour lointain, à cette conception, efficace et claire, des droits du corps. Elle me semble de plus en plus parlante. De plus en plus nécessaire. Première leçon, pour tout de suite et pour demain.
Ses applications sont multiples, chacun le constatera aisément. Ainsi la malbouffe devient-elle immorale : elle intoxique et déforme les organismes. A cette éthique corporelle viennent également se rattacher, par un biais ou un autre, la pénibilité du travail, l’insécurité chimique ou bactériologique, la protection des générations futures, le développement durable, les droits de l’enfant, les politiques de santé… Mais aussi les réflexions sur les manipulations génétiques, le transhumanisme et les cyborgs. Entre autres. En fait, pratiquement toute la réflexion éthique contemporaine peut être revisitée dans cette lumière.
Deuxième leçon d’Umberto – nous nous sommes assez fréquentés, entre 1992 et 2003, pour que je me permette cette familiarité : ne jamais cloisonner ni la pensée ni les discours. Pas de paroi étanche entre lucidité et humour, sérieux et parodie, recherche et fiction. Le rêve ultime serait d’inventer le « babélique « , langage imaginaire universel que le moine Salvatore, dans « Le Nom de la rose », est censé maîtriser. Comme on sait, ce principe de vagabondage permit à l’« Egregio Professore » de se pencher aussi doctement sur le langage des Schtroumpfs que sur la logique médiévale, ou de commenter les abîmes de la politique internationale aussi imperturbablement que l’extrême difficulté de discerner sans lunettes dentifrice et shampooing dans les petites fournitures de chambres d’hôtel. N’y voir qu’un éclectisme dandy ou un trait de caractère serait une erreur. C’est plus, et mieux : une règle de vie et de pensée. Car refuser les barrières entre les disciplines et les genres littéraires, c’est les refuser aussi entre les cultures et les gens. Chacun peut faire usage de ce précepte selon ses moyens.
« Plus tu verras le monde à l’envers, mieux tu discerneras l’essentiel » – telle pourrait être l’ultime leçon de ce diable d’homme. Je l’ai comprise un soir, à Bologne, en octobre 2000. Umberto m’avait convié à parler dans un colloque organisé par ses soins. Pendant le dîner, le voilà qui explique longuement à ma fille – d’abord éberluée, puis enthousiaste, elle avait treize ans – comment tous les aliments qui se trouvent sur la table sont seulement destinés à permettre de manger du pain. Le pain n’est pas là pour la sauce, mais au contraire la sauce pour le pain. Ce qu’on considère comme l’accompagnement se révèle en fait le centre.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas un détail. Encore moins une plaisanterie. Pour savoir où est l’essentiel, il faut tout regarder autrement. A partir du corps, du décloisonnement, du point de vue inversé. « Grazie mille, amico ! »