L’intelligence fragmentée
Voir les choses d’en haut, comme si l’on était monté sur une colline. Ce vieux conseil des stoïciens est repris, sous quantité de versions, tout au long de l’histoire occidentale. L’idée est toujours la même : savoir prendre du recul, ouvrir la focale, inclure les circonstances locales « in a bigger picture », comme on dit ailleurs. Les Anciens y voyaient un exercice spirituel : s’entraîner mentalement à ne pas rester confiné à sa situation individuelle, sa perception personnelle – voir au contraire toute la plaine, les rivières, les villages dispersés, et sa propre place, parmi d’autres, plutôt que les seuls murs de sa maison. Les Modernes ont repris ce principe, mais sur un registre plus conceptuel : ils ont oeuvré à édifier des théories globales, à opérer des synthèses, à construire des totalités. Récemment, un mouvement inverse s’est enclenché et a fini par dominer : nous disposons de plus en plus d’experts et d’intervenants spécialisés, mais de moins en moins de cartes globales. L’intelligence se fragmente.
C’est le cas de l’intelligence artificielle. Dans les années 1960, le Graal était de construire une machine capable de penser comme un humain. Autour de Marvin Minsky – chercheur au MIT, auteur de « La Société de l’esprit », devenu un classique des sciences cognitives – des équipes travaillaient d’arrache-pied, avec des budgets importants, à l’élaboration de cet automate ultime qui pourrait déduire, comparer, juger, décider comme nous. Mieux que nous. Et pourtant ce chercheur – mort récemment, le 24 janvier 2016 – était désabusé quand je l’ai rencontré, en 2011, à Cambridge. Il était conscient du naufrage de cette aventure, qui avait été un moment, avec la conquête spatiale, un des projets phares du XXe siècle.
Les petites machines intelligentes sont à présent innombrables, mais se bornent à exécuter des tâches délimitées, sectorielles. Les unes, modestement, se contentent d’aspirer la moquette ou de compter nos pulsations cardiaques. D’autres, plus ambitieuses, sont en mesure de régler le trafic urbain et les transactions financières ou de rivaliser avec des joueurs de go. Toutes excellent, mais dans une activité restreinte. Aucune n’a la moindre intelligence de surplomb, que ce soit à propos d’elle-même, des autres ou de la totalité du monde. Le rêve d’une intelligence artificielle « forte » – rivalisant avec celle des humains, voire la surpassant – a laissé place à une autre réalité : des robots idiots mais utiles, des objets connectés mais pas vraiment spirituels.
Parallèlement, l’intelligence humaine semble bien avoir suivi la même pente. Les découvertes sont innombrables, les avancées plus vastes depuis trente ans que depuis trente siècles, mais nous en savons de moins en moins sur l’organisation de l’ensemble, sur les liens qu’entretiennent – ou non – ces savoirs dispersés. Hegel, en rédigeant l’« Encyclopédie des sciences philosophiques », il y a juste deux siècles, prétendait embrasser la totalité du réel par la pensée, restituer la logique interne de l’histoire universelle. Plus aucun philosophe n’affiche pareille ambition. Depuis déjà longtemps, les problématiques, points de vue et compétences se trouvent disjoints.
Irrémédiablement ? Voilà qui n’est pas certain. Car des mouvements inverses sont en route. Chez les machines comme chez les humains. A la fragmentation généralisée répond désormais la connexion tous azimuts. Les réseaux relient de plus en plus étroitement les intelligences artificielles entre elles, mais aussi les humains entre eux, et leurs disciplines, leurs expériences et leurs cultures. Certains imaginent, en constatant le mouvement d’interconnexion des robots, que leur intelligence unifiée va devenir surpuissante, finissant par nous dominer. Cette fantasmagorie appartient à la science-fiction, non au monde réel. Dans le vrai monde, qui inclut aussi le virtuel, la révolution numérique facilite l’émergence d’une pensée humaine globale.
Restent ces questions cruciales : quel est notre désir commun de défragmenter l’intelligence ? Quels sont les moyens conceptuels dont nous pouvons disposer pour y parvenir ? Mettre bout à bout nos connaissances spécialisées ne saurait suffire. Pas question non plus de rafistoler à la va-vite, en trompe-l’oeil, un point de vue de Sirius. La contemplation depuis les sommets, les vastes perspectives en surplomb ne s’improvisent pas. Des outils conceptuels défragmenteurs sont attendus.