Figures libres. Shakespeare comme machine à philosopher
Mais qu’elle aille au diable ! Inutile, impuissante, illusoire, voilà tout ce qu’elle est… « Si la philosophie n’a pas le pouvoir de créer une Juliette/De déplacer une ville, de casser la sentence d’un prince/Elle ne sert à rien, elle n’a aucun pouvoir. Ne dis plus rien. » Roméo s’adresse à Frère Laurent (acte III, scène 3), qui vient d’essayer de lui faire le coup de la consolation, façon Boèce : « Et la philosophie, ce doux lait face à l’adversité/T’apportera le réconfort bien que tu sois banni. »
Mais ça ne marche pas : le jeune homme s’échauffe, jette la consolation par-dessus bord, et la philosophie avec. Hamlet, plus froid, n’est pas beaucoup plus aimable : « Il y a plus de choses sur terre et dans le ciel, Horatio,/ Que tout ce qui est rêvé dans ta philosophie » (acte I, scène 5). Ce savoir clos, pauvre, fantasmatique, ne fait pas le poids face à la diversité et à la bigarrure du cosmos.
Quand Shakespeare mentionne le mot, ce qui est fort rare, ce n’est donc pas en bonne part. Voilà ce qu’on apprend à l’entrée « philosophie » du substantiel et allègre Dictionnaire amoureux de Shakespeare de François Laroque. Professeur émérite à l’université Sorbonne-Nouvelle, à Paris, il a fréquenté, traduit, commenté, présenté toute sa vie cette œuvre inépuisable.
Avec une passion non feinte et communicative, il en fait briller d’innombrables facettes, sans oublier pour autant ses étrangetés et ses zones d’ombre. Car Shakespeare a beau être arpenté en tous sens depuis des générations, il demeure continûment à réinventer. Par exemple, sous l’angle de la philosophie. Revenons donc à la question, car elle est loin d’être close.
« Toute la philosophie n’est qu’une méditation de Shakespeare. » Emmanuel Levinas eut cette formule. François Laroque rappelle que c’était à propos de « to be or not to be », mais il serait possible de donner à cette affirmation une portée générale. De quoi parlent en effet ce théâtre-monde, ces personnages-humanité, ces pièces-univers ? De tout. Le Dictionnaire de François Laroque – près de mille pages et plus de trois cents entrées – en donne un aperçu.
Adultère, chaudron, nèfles
Il y est évidemment question d’adultère, d’amour, d’assassins et d’argent, de cruauté et de folie. Mais aussi de chaudron, de gants, de nèfles et de présages. Et du chorégraphe Rudolf Noureev, de l’écrivain Michel Houellebecq ou du réalisateur Franco Zeffirelli. Thèmes, personnages, pièces, lecteurs, interprètes cohabitent avec objets d’autrefois, perplexités d’aujourd’hui, conflits de toujours. En conclure que tout est dans Shakespeare, et que Shakespeare est dans tout ? Trop facile.
Plus intéressante serait l’idée d’un clivage, que Shakespeare fait voir et qu’il accompagne, entre deux définitions possibles de la philosophie. L’une comme aventure, expérience, plongée réflexive mais hasardeuse dans les arguments et les passions, l’ordre des idées et les aléas de l’histoire, l’amour et la haine… Ainsi définie, la philosophie se nourrit nécessairement du théâtre du monde, dont elle est partie prenante. Il lui arrive même, au moins à la marge, de parvenir à transformer ce qui se passe sur scène.
L’autre définition concerne une discipline arrogante et froide, qui prétend orienter les regards vers l’éternité en tournant le dos aux soubresauts du monde comme aux jeux de l’amour et du hasard. Celle-là peut bien aller au diable : elle n’aura été que beaucoup de bruit pour rien.
Dictionnaire amoureux de Shakespeare, de François Laroque, Plon, 800 p., 27 €.