Le temps de la gravité
Commémorations, bilans et analyses s’accumulent. L’ensemble se veut à la hauteur des émotions, traumatismes et mutations traversés depuis un an, en France comme dans le monde, à la suite des attentats djihadistes. Inutile d’ajouter une rétrospective de plus, un an jour pour jour après la première tuerie… Mieux vaut chercher s’il existe ou non un fil à suivre, un élément central à dégager, un dénominateur commun reliant passé récent et avenir proche. Il me semble qu’une notion peut esquisser, à sa manière, un bilan des bilans, et annoncer la suite : la gravité, à condition de préciser aussitôt ce que désigne ce vieux terme.
Le sérieux, somme toute. La dureté du réel nous fait tous entrer, que nous le voulions ou non, dans le temps de la gravité. Finie l’époque où régnaient insouciance, irresponsabilité, frivolité – même si elles n’ont pas disparu. La gravité n’exige pas de faire triste figure. S’interdire de rire, éradiquer les fêtes, s’ennuyer avec constance ? Pas question ! Mais ces plaisirs, divertissements et joies se découpent dorénavant sur un autre fond. La légèreté subsiste, mais désormais lestée. La propension légendaire de l’esprit français à pétiller – quitte à penser peu, ou pas du tout… -, sa prédilection pour la dérision, l’impertinence et le sarcasme ne disparaîtront pas. Mais ce n’est qu’une dimension de ce que nous sommes. D’autres existent, heureusement, et le retour du sérieux est sans doute plus utile que néfaste. Il nous contraint à comprendre – enfin ! – qu’à l’arrière-plan de notre douceur de vivre, les enjeux d’aujourd’hui sont graves, comme on le dit d’une maladie ou d’une crise. L’ignorer n’est plus possible. Dès lors, dire ou faire n’importe quoi, comme avant, est exclu. Le temps de la gravité devient celui de nos responsabilités.
Ce sérieux, le mot latin « gravis » le désignait déjà. Sa longue histoire charrie des sens opposés, mais qui parlent tous de notre présent. « Lourd, pesant » constitue sa signification première. S’y ajoutent « puissant » (qui pèse dans la balance…), « rigoureux » (parce que bien ancré), enfin « pénible », « désagréable » (par excès de poids). La notion est donc à double face. Chez Cicéron, par exemple, les usages de « gravitas » font vite comprendre les deux visages de la gravité, qui nous concernent encore directement. Versant positif : puissance du sérieux, force résolue exigée par les luttes et les épreuves passées et à venir, synonyme de dignité et de vigueur. Versant négatif : raideur figée, surpoids qui empêtre et paralyse, embarras de l’immobilisme. La gravité nécessite donc un permanent réglage. Méprisée, déniée, elle affaiblit, par excès d’allégement. Surestimée, surjouée, elle fige, par excès de pesanteur. Tout est question d’équilibre, qu’il soit psychologique ou politique.
Ou même simplement physique. Dans ce registre apparemment différent, la gravité concerne la stabilité des corps, vivants ou inertes. « Le corps, notait Bossuet, ne manque jamais de se situer de la manière la plus convenable pour se soutenir. » Au jugé, sans connaître les lois de la physique, chaque vivant rectifie son centre de gravité, car sinon il tombe. Quant au bâtiment dont l’équilibre est mal calculé, il s’effondre.
La gravité concerne enfin les forces d’attraction-répulsion des corps en fonction de leur masse, dont il n’est pas interdit de faire un usage métaphorique. Chateaubriand l’a suggéré déjà : « Il en est des corps politiques comme des corps célestes; ils agissent et réagissent les uns sur les autres, en raison de leur distance et de leur gravité. » Voilà qui s’appliquerait par exemple à nos partis nationaux, ou européens, autant qu’aux échiquiers géopolitiques.
Il y aurait donc une gravité qui ne dépend pas de nous – celle des tourbillons du monde, des événements qui s’entrechoquent, des interactions entre forces opposées ou alliées. Quand elle génère, comme aujourd’hui, des tensions intenses, une autre gravité doit y répliquer, qui cette fois dépend de nous. Cette dernière exige, on l’a compris, force interne, solide ancrage, équilibre et sérieux, réglages continus. Le temps de la gravité, pas obligatoirement morose ni triste, ne sera donc pas facile à vivre, ni simple. Mais, sans lui, ce sera la chute. Est-ce motivant ? Oui, grave !