« Ni droite ni gauche », mais dans quel sens ?
C’est une vieille formule dont l’histoire s’étend sur plus d’un siècle. Aujourd’hui omniprésente, elle fait un retour en force, s’invite dans la campagne des élections régionales, dans celle de la présidentielle déjà bien entamée. Elle ne cesse de réémerger dans les discours du Front national, qui en avait fait dans les années 1990 un slogan, forgé par Samuel Maréchal : « Ni droite ni gauche, Front national ». Mais cette expression va désormais bien plus loin, s’immisce dans les interventions d’auteurs populaires, les éditoriaux de commentateurs politiques, les conversations courantes… Elle sature l’air du temps. Le problème, c’est qu’on ne l’interroge pas sous le bon angle.
Car l’attention se focalise toujours sur l’usure – réelle ou supposée – des frontières droite-gauche. On cherche à savoir si des écarts subsistent entre les valeurs, programmes et actions de chaque camp. Ce peut être pour se lamenter et proclamer le nécessaire rétablissement des oppositions qui se perdent. Ou, à l’inverse, pour se réjouir, appeler à des regroupements et décisions réalistes. Ce peut être encore, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, pour rejeter en bloc un système réputé figé, obsolète et stérile. Ces divers angles d’approche, bien connus et bien répertoriés, nourrissent quantité de gloses. Ce qu’on oublie systématiquement de remarquer et d’interroger, c’est le « ni… ni… ». Or il n’a pas continûment le même sens ni la même portée. Selon l’interprétation qu’on en donne, il renvoie à des structures profondes, philosophiquement distinctes. Les prendre en compte éclaire autrement le sens politique de cette formule.
En effet, un premier « ni… ni » ne rejette rien, mais cherche la place se trouvant à égale distance des opposés, le « juste milieu » éthique et politique célèbre depuis Aristote. Pas question ici de refuser l’existence ni la tension des pôles antagonistes, puisque le but est de s’installer aussi loin de l’un que de l’autre. Traduction politique par rapport à la droite et à la gauche : gouverner au centre. Ce fut, comme on sait, un axe crucial de la République. Il n’est pas sûr que ce soit toujours le cas. Ce « juste milieu » a en effet laissé place à un autre sens possible du « ni… ni » : le double rejet, pour cause de différence inexistante.
Cette seconde structure suppose que l’on veuille renverser la table, et non s’asseoir au milieu. Au lieu de s’installer au centre, il devient en effet question de rejeter la totalité d’un supposé « système « , composé d’un seul bloc et considéré néfaste. Les différences proclamées sont prises pour des leurres, des effets de trompe-l’oeil. Dès lors, le vrai choix à opérer n’est plus entre droite et gauche, mais entre le « système » et son renversement. « Ni… ni » ne désigne plus un centre, mais renvoie à un « ailleurs « , une sortie du jeu – une révolution régénératrice dont les fascismes aussi ont entretenu le mythe.
C’est à l’historien Zeev Sternhell que l’on doit la mise en lumière la plus nette, pour la France, de l’ancrage des mouvements fascistes français dans le « ni droite ni gauche » (1). Cet arrimage est si constant, si profond qu’on peut en faire un critère d’usage sûr : chaque fois que s’affichent « par-delà droite et gauche » une formation politique, un leader d’opinion, un penseur autoproclamé, la dérive fascisante est possible et proche.
Avons-nous fait le tour des possibles ? Non, il reste encore une autre structure possible du « ni… ni », presque inconnue de la culture occidentale, mais centrale dans la pensée bouddhiste. Son principe – déconcertant, au premier regard – est d’écarter successivement chacun des termes antagonistes, sans prétendre pour autant les remplacer par quoi que ce soit. En proclamant l’inanité de ceci, puis l’inanité de son contraire, on se donne les moyens d’avancer dans l’espace ainsi libéré, nettoyé des représentations inutiles qui l’encombraient. Cette voie du Milieu, théorisée chez des logiciens comme Nâgârjuna, n’a rien à voir avec le juste milieu. Pourrait-on en imaginer une transposition politique dans la France d’aujourd’hui ?
Ce ne serait pas un centrisme, plutôt un démontage des illusions de droite comme des illusions de gauche. Une sorte de pragmatisme, inventant au cas par cas des solutions à tester, pour ne retenir que celles qui marchent. L’inverse de nos crispations, dogmatismes et traditions. Il semble que nous en soyons très loin. Quoique…