Figures libres. Montaigne plus fou que sage
A force de dépeindre Montaigne en doux sage, l’aurions-nous affadi ? Ou pire, estompé, défiguré ? Et si, en lisant autrement les Essais, la correspondance de La Boétie et des kyrielles de documents d’époque peu exploités, on découvrait un homme autrement complexe, parfois violent, emporté, déraisonnable, déchiré ?
Tel est l’enjeu de cette nouvelle biographie, aussi dérangeante que méticuleusement documentée. Rien d’iconoclaste, à proprement parler, dans le gros travail de Christophe Bardyn : Montaigne en sort plutôt grandi, et plus humain parce que moins lisse. Malgré tout, ce sera un choc pour tous les lecteurs trop habitués au gentilhomme philosophe, assis dans sa librairie d’Eyquem, en Dordogne, rassis dans ses jugements sceptiques, finalement bien rassurant.
La méthode suivie par cet universitaire, qui signe avec cette somme son premier livre, est simple à énoncer : de la vie de Montaigne, de ses vérités comme de ses secrets, tout est dit, exposé, affiché ou signalé dans les Essais. Il suffit donc de chercher dans les moindres recoins du texte les réponses aux énigmes qui émaillent l’existence du philosophe. Et s’il y a encore des zones d’ombres, des interrogations en suspens, les informations disponibles dans les archives du temps peuvent apporter la lumière.
C’est donc une attention soutenue aux détails dissimulés et aux données négligées qui conduit à d’étonnantes conclusions. Notamment celle-ci : Michel de Montaigne serait un bâtard et non un enfant légitime, cette éventualité résolvant, selon l’auteur, une brochette d’énigmes insolubles sans elle. Dans ce jeu de pistes aux ramifications insolites, on découvrira également combien Etienne de La Boétie fournit d’informations inexploitées sur Montaigne, le rôle clé joué par l’auteur des Essais dans la diplomatie de son temps et le poids des guerres de religions sur sa pensée, sans oublier les noms de ses principales maîtresses, dont l’identification, semble-t-il, n’avait pas été systématiquement conduite.
Ce Chinois européen
Aux experts de discuter ces révélations, de soupeser leur pertinence et leur nouveauté – ce qui ne devrait pas manquer de susciter quelques savantes controverses. Toutefois, plutôt que le détail historique, c’est l’approche de l’œuvre que ce livre contribue à décaler de manière indiscutablement intéressante. Montaigne en ressort plus complexe, plus contradictoire, et même plus tendu qu’on ne pense, sous ses airs de nonchalance.
Grand amant, et de la vie et des femmes, doutant que justice existe, il n’est pas forcément serein, ni vraiment sage. Ni même philosophe : il affirme explicitement ne pas l’être. Christophe Bardyn insiste, à juste titre, sur la singularité de Montaigne dans la pensée occidentale. Décentrement, excentricité, hétérotopie, comme on voudra, qui situe finalement Montaigne plus près des taoïstes que des Grecs, comme le philosophe François Jullien l’avait déjà finement souligné.
Ce Chinois européen – décalé, solitaire, atténuant lui-même sans cesse ce qu’il a de mi-tourmenté et de mi-farouche – devient alors une étrange exception dans l’histoire européenne. Mais il parle de plus près à notre temps, par son étrangeté, son humanité, ses « sauts » et ses « gambades » que le distributeur de conseils tiédasses pour rester tranquille que l’air du temps a voulu faire de Montaigne.