Le sens du harcèlement
La première journée nationale « Non au harcèlement » vient d’avoir lieu. Il s’agit du harcèlement à l’école, et l’initiative revient, comme chacun sait, à la ministre de l’Education. On retrouve là – comme de coutume, hélas… – intention généreuse, volonté de faire prendre conscience et mesures sans grande portée. Qu’il faille se préoccuper des persécutions clandestines qui prolifèrent dans les classes, c’est évident : elles créent des souffrances inacceptables, génèrent des traumatismes psychiques, conduisent même au suicide. Ces « tortures propres » exigent donc vigilance accrue et actions appropriées.
Toutefois, on peut légitimement douter que les meilleurs moyens de combattre efficacement cette gangrène silencieuse soient un Numéro Vert et un clip qui a suscité l’indignation des enseignants. Pour envisager mieux, il faudrait un tout autre travail. Se confronter à la question difficile du sens actuel du harcèlement. Analyser la notion, ses définitions, ses causes, sa pérennité historique comme sa recrudescence présente. Pas simple, mais indispensable…
Si on prenait en charge ces interrogations, la perspective commencerait sans doute à s’orienter différemment. Car on a peu remarqué qu’un tournant a été pris, ces dernières années, dans les représentations collectives comme dans les discours quotidiens. L’usage même du mot « harcèlement » en est un indice : il n’y a pas si longtemps, presque personne ne l’utilisait. Brusquement, ce terme a désigné de multiples comportements, considérés antérieurement comme dissemblables et d’ailleurs nommés autrement : violences conjugales, formes perverses de torture mentale, drague sexiste au travail, attouchements dans les transports en commun, interpellations obscènes dans la rue, acharnement diffamatoire, mauvais traitements collectifs… En peu d’années, quantité de livres ont vu apparaître le « harcèlement » dans leur titre, pour désigner de ce qui pourrit les relations humaines au travail, à la maison, dans la rue, à l’école.
Il ne s’agit pas de nier la cruelle réalité des faits, ni de mettre en cause leur accroissement et leur nocivité. Mais il conviendrait quand même de se demander ce que signifie leur récent regroupement sous une seule et même catégorie. Le verbe « harceler » possédait naguère toutes sortes d’usages pas forcément péjoratifs : les maquisards harcelaient les armées d’occupation, l’opposition harcelait le gouvernement, les marchands de rue harcelaient les chalands – et nul ne songeait aussitôt à les blâmer de ces assauts répétés et sans répit. Sans doute a-t-il fallu que quelque chose bascule pour que le harcèlement devienne uniquement péjoratif et recouvre soudain des situations jusqu’alors séparées. Sans doute est-on entré dans ce que Michel Foucault appelait une « configuration discursive « nouvelle, un agencement inédit des mots et des choses. Une piste d’explication à suivre serait la psychologisation générale des relations humaines et des situations de conflit : à la place des grandes oppositions collectives (lutte des classes, lutte des sexes, relations discipline-rébellion), on trouve à présent des conflits individuels.
Désormais, le harcèlement désigne une violence avant tout psychologique, individuellement traumatisante. Ses causes : oubli du respect, mépris de l’autre, rejet des différences. Ses conséquences : meurtres d’âme, saccages non sanglants, sadismes ordinaires, exercés par des « forts » sur des « faibles » – de manière durable, collective, plus ou moins clandestine. Sous l’impunité de l’anonymat et de l’action de groupe se combinent exclusions, vexations, humiliations. Il suffit d’une petite différence (de peau, de cheveux, de tour de taille, de façon d’être…) pour que cristallise la haine. Elle manifeste de façon fantasmatique la puissance du groupe en soudant ses membres contre un(e) exclu(e). Inutile de rappeler que le phénomène du bouc émissaire est vieux comme le monde, que les humains sont cruels, et les enfants plus encore.
Si ces causes sont universelles, l’extension récente du processus chez les plus jeunes signale en fait des ruptures de digue. Les exemples qui ont scandé le passé étaient circonscrits, localisés. La généralisation de ces comportements, devenus diffus et multiformes, n’est évidemment pas fabriquée par les smartphones mais par le déboussolement des esprits. Le harcèlement parle de notre temps et de l’éducation. Il dit sa désintégration.