Changer de nom, vertige métaphysique
Dans quelques jours, les adhérents de l’UMP, déjà presque évanouie, vont ratifier le nouveau nom proposé pour leur formation. Sauf improbable surprise, la dénomination « Les Républicains » sera définitivement adoptée. Depuis quelque temps, une rumeur insistante prête aux responsables du Front national le projet de changer de nom, eux aussi, pour devenir « Les Patriotes « . Presque tout a été dit sur ces appellations, leur sens et leur non-sens, leur légitimité et leur illégitimité, leurs avantages ou leur vanité. Sauf que personne, pour autant que je sache, n’a rappelé ce que changer de nom suppose et engage, qu’on le veuille ou non, de vertigineux.
Pourtant les philosophes le savent mieux que personne, et l’ont dit de tout temps. Car rien n’est plus décisif, ni plus compliqué, que la relation entre une entité – quelle qu’elle soit – et le nom qui la désigne. Depuis Platon jusqu’à la philosophie analytique actuelle, les difficultés à examiner emplissent des bibliothèques. Le nom dit-il adéquatement la chose ? Le rapport entre l’un et l’autre est-il naturel, ou arbitraire ? Autrement dit, existe-t-il de vrais noms, convenant par essence à ce qu’ils désignent ? Ou bien ne s’agit-il que de conventions, de décisions humaines variables ? Cratyle, personnage du dialogue de Platon qui porte ce titre, soutient qu’il existe des noms « justes par nature ». Son adversaire, Hermogène, défend que toute appellation est arbitraire. Le débat s’est métamorphosé de mille manières au fil des siècles, mais ne s’est jamais clos définitivement.
Certes, les partisans du signe de convention ont dominé, au point de donner l’impression d’avoir vaincu les tenants du signe naturel. C’est en partie une illusion d’optique. On s’est interrogé, durant des siècles, sur la langue parlée au Paradis – avant Babel – la « vraie langue « . Des projets d’expérience se rencontrent encore, au siècle des Lumières, pour découvrir la langue « naturelle » de l’humanité : on imagine, par exemple, d’élever des enfants en silence, pour savoir par quel mot, un jour, spontanément, ils exigeront du pain… La linguistique moderne a eu raison de ces élucubrations. Ce qui n’empêchera pas Heidegger, en plein XXe siècle, de spéculer à son tour sur ce qu’il appelle des « significations originaires « .
On dira, peut-être, que ces considérations sont à des années-lumière du paysage politique. Que les changements de noms en cours sont très loin de la métaphysique, aussi bien que des sciences du langage. Il s’agit de pures affaires de stratégie, de communication, d’efficacité. L’objectif est seulement de clarifier le paysage. Ou de le remodeler. De mieux rassembler, mobiliser, conquérir – et pas de couper des cheveux métaphysiques en quatre… Croire cela serait une erreur. Car, sur ce terrain pratique aussi, les mêmes interrogations reviennent : le nouveau nom est-il vraiment conforme à la « nature » du parti ? Sous l’identité neuve, est-ce un changement qui s’opère ? Une dénaturation ? Et où se trouve donc le bon ancrage : dans la chose, ou dans le mot ? En prenant un autre nom, reste-t-on vraiment le même ?
Car le nom a aussi son efficacité propre. Il génère, en retour, une nouvelle nature, qui ne lui préexistait pas forcément. Nommer n’est pas simplement refléter, dire ce qui est. C’est aussi créer, faire exister. Le mot a des pouvoirs, forge un monde, aimante des forces ou les disperse. Il peut même faire exister des idées ou des comportements qui, avant lui, n’étaient pas perceptibles, presque inexistants. On ne sort donc pas aisément de ce jeu de miroirs sans fin qui renvoie l’une à l’autre substance et dénomination, permanence et rénovation.
Il se pourrait que ce soit justement pareil jeu de miroirs qui fascine, à leur insu, nos politiques. En changeant le nom de leurs formations, ils rêvent d’être à la fois toujours les mêmes et soudain nouveaux, de conjuguer l’authentique et la rénovation. En fait, ils cherchent, sans doute, ainsi la résolution d’un des plus vifs problèmes politiques d’aujourd’hui : concilier tradition et modernité, continuité et rupture, pérennité et changement. Parvenir, somme toute, à bouger tout en restant immobile, à rester soi-même en devenant un autre. Sans doute est-ce le défi majeur du moment présent. Mais il ne saurait suffire, pour le relever, de se payer de mots.