Contre les marchands de bonheur
N°1687 Le Point
PSYCHOLOGIE
Entretien Roger-Pol Droit : Contre les marchands de bonheurRégime, forme, voire culture générale… Les coachs sont partout. Et les best-sellers qui proposent le bonheur à leurs lecteurs pullulent. Dans son dernier ouvrage, « Votre vie sera parfaite », qui sort aujourd’hui chez Odile Jacob, Roger-Pol Droit brocarde ces nouveaux gourous du « développement personnel »
« Les ressorts sont toujours les mêmes : les gens sont paumés, malheureux, médiocres. Je leur affirme qu’ils sont géniaux, créatifs, capables de tout, et d’abord d’être heureux pleinement. Je les rassure, ensuite je les excite : ils vont pouvoir aller de plus en plus loin, plus vite, et de plus en plus fort… sans limites. » Marcel Staline, le gourou supercoach, est un homme d’affaires avisé et sans scrupules, inventeur de la « méthode totale », grâce à laquelle il entourloupe cadres sur la touche, filles un peu grasses ou coeurs solitaires. Farcesque, redoutable jusqu’au drame. « Votre vie sera parfaite » (Odile Jacob), bien que fort drôle, ne fait pas seulement rire. Roger-Pol Droit a choisi de dénoncer la mode du développement personnel. Un bulletin d’alarme, qu’il justifie ici.
Le Point : C’est faux, ce que prêchent les porte-voix du développement personnel ?
Roger-Pol Droit : La plupart des règles que diffusent les marchands de bonheur sont des évidences, des maximes vraies. Ainsi « Mieux vaut être calme que stressé, bien portant que malade, content de soi que déprimé » : il paraît difficile de contredire de telles évidences. Or, c’est pourtant avec ces évidences que risquent de se produire des manipulations dangereuses.
Les « charlatans et imposteurs », les gourous et coachs en tout genre nous manipuleraient à dessein ?
Il m’est égal de savoir si ces gens, qui professent des banalités et mettent en danger une partie de la vie de nos contemporains, sont des gens sincères, des prophètes lucides ou de cyniques manipulateurs. Je ne redoute que le résultat. Et mets en garde contre le fait que ces banalités innocentes finissent par aboutir à une suppression de la liberté, à une forme de totalitarisme radieux. Les adeptes du développement personnel peuvent se retrouver pris dans un extraordinaire réseau d’erreurs et d’illusions.
Comment fonctionne l’exploitation de la crédulité ?
L’explosion des « gourouteries » de toute nature relève d’abord d’une consommation imaginaire de sagesse. On vous livre aujourd’hui de la sagesse clé en main, en express, comme on vous livrerait des pizzas. Au lieu de partir de ces maximes, de ces exercices et de s’appliquer à les vivre, ce qui serait long, ennuyeux, fort exigeant, et surtout n’est pas gagné d’avance, on se contente d’une consommation imaginaire. On lit ce qu’il faut faire pour être sage et on croit ainsi y être parvenu. Ce qui aurait demandé des efforts, du temps, un travail sur la réalité, on le veut désormais tout de suite et de manière imaginaire. Lire la règle de saint Benoît ne vous rend pas moine et, de même, lire la recette de l’osso bucco ne vous l’apporte pas dans votre assiette. Mais ce système fonctionne à merveille. Car il relance constamment la consommation. Ainsi, comme vous lisez en une heure une méthode, ou l’écoutez douze minutes à la radio, et que vous n’entrez pas dans le long travail que sa mise en oeuvre supposerait, il vous faut aussitôt recommencer, faute de résultats. Acheter un nouveau livre, écouter une nouvelle émission, rencontrer un autre coach – la consommation est relancée.
Pourquoi le développement personnel connaît-il aujourd’hui un tel succès ?
La crédulité humaine n’est pas une nouveauté. Devins, truqueurs, faux maîtres et charlatans existaient déjà dans l’Antiquité. Mais ce succès actuel répond à une convergence entre un besoin croissant de mieux-être, de confort psychique et matériel, et un environnement de plus en plus dur, convergence également entre société de consommation et société du spectacle qui fait que l’on finit par consommer des images virtuelles de sa propre existence.
Si ce que prônent ces méthodes n’est pas foncièrement faux, et que la consommation n’en est qu’imaginaire, y a-t-il vraiment un risque ?
Pour comprendre le danger, imaginons ce que serait la vie si ces méthodes réussissaient. Quelle image obtient-on du monde ? Celle d’une existence où il n’y aurait absolument plus d’inquiétude ni d’échec. Vous êtes toujours efficace et serein. Vous savez ce que vous voulez et vous le faites. L’ignorance n’existe plus. C’est un monde radieux, parfait, illusoire et tout simplement… inhumain ! La liberté humaine, c’est évidemment le fait d’agir sans tout connaître, en prenant le risque de nous tromper, en étant nécessairement inquiets de savoir si ce que nous faisons est bon ou non. Nous ne serons jamais dans la perfection et la sérénité permanente.
Quel est le point commun à toutes ces thérapies alléchantes ?
Le point commun consiste à dire toujours que « tout ne se passe que dans votre tête », donc, si vous changez de regard, votre vie changera. Il est certes tout à fait vrai qu’il vaut mieux regarder les choses du bon côté que du mauvais, mais l’ampleur de cette injonction devient ici démesurée. On aboutit à une forme de déréalisation, une négation de la réalité économique, sociale, interpersonnelle. Si l’autre n’est qu’une partie de mon monde mental, il n’a plus d’existence, de réalité. Faut-il ici rappeler qu’une des premières réalités à laquelle tout être humain est confronté, c’est l’autre, cet être humain qui ne se plie pas à mon désir ? Tel est le principe de réalité. L’autre ne veut pas forcément ce que moi je veux, même si on est d’accord, qu’on s’aime et s’entend. Dans le monde merveilleux du développement personnel, l’autre n’est plus qu’une image, une représentation prise à l’intérieur de mon monde mental. La réalité n’est plus qu’un cinéma que je me fais et, si je veux un meilleur rôle, il suffit que je change le scénario.
La négation de l’autre, c’est, selon vous, le premier danger. Ensuite ?
L’étape suivante, c’est une démission de soi, une démission de sa liberté et de ses risques. Là encore, l’idée de départ n’est pas fausse. En effet, on voit parfois plus clair dans la vie des autres que dans la sienne. Cependant, cela ne signifie pas qu’il faille remettre les clés de son existence à quelqu’un d’autre. Ce qui me paraît effrayant dans certaines dérives de ces coachs et gourous, c’est de transformer la totalité de la vie de quelqu’un en quelques heures ou quelques jours d’une manière brutale et violente. Un best-seller américain s’intitule « Changez de vie en dix jours ». Un concurrent ne manquera pas de publier « Changez de vie en trois jours », puis encore un autre en dix minutes.
Vous redoutez carrément l’avènement d’un totalitarisme radieux. N’est-ce pas y aller un peu fort ?
Ce qui est dangereux, c’est le sans-limite. C’est de dire aux crédules : « Si vous voulez parvenir à un monde idéal où tout deviendra possible, changez de regard et vous y parviendrez. » Dans l’histoire humaine, il n’y a que les pensées des limites qui ont forgé de l’éthique, des remparts contre les barbaries. L’horizon du sans-limite, du sans-négatif, du sans-souffrance nous expose au risque de la violence meurtrière. Avec ce livre, je veux simplement dire qu’il y a un risque dans la diffusion massive de ces méthodes qui paraissent radieuses et inoffensives.
Vous avez inventé un professeur de philosophie, reconnu et admiré, consommateur de vidéos porno extrêmes, dont s’inspire le gourou principal. A qui pensiez-vous en inventant le personnage de Paul Bléfoie ?
C’est un être de fiction, un philosophe officiel et célébré pour ses vertus qui est en même temps un affreux. C’est le choix du conte, d’une ironie exercée contre le prestige philosophique. Il existe aujourd’hui une jonction entre la philosophie et le développement personnel. Un Américain n’a-t-il pas écrit « Plato, not Prozac » ? Les cafés philo, le bonheur par la philo, la sagesse philosophique en dix leçons, les consultations philosophiques, certaines utilisations contemporaines des sagesses antiques rejoignent des aspects du développement personnel.
Et qui sont les Marcel Staline vendant dans nos librairies leurs livres par milliers ? Pensez-vous à David Servan-Schreiber, par exemple ?
Les vrais auteurs de méthodes miracle sont connus de tout le monde, et de vous aussi. Voyez tout simplement la liste des meilleures ventes. Marcel Staline est un être de fiction, volontairement grotesque et cynique. Ce que j’espère, en opposant à tous ces bienfaiteurs de l’homme moderne un grand éclat de rire, c’est faire retrouver un peu de liberté. Au lieu de rêver à la vie parfaite, nous pourrons alors nous risquer de nouveau dans la vie réelle. Elle n’est pas toujours rose, mais elle a un grand avantage : elle existe !