Oncle Picsou rencontre Sénèque
L’argent est bien plus que la monnaie. Celle-ci mobilise les économistes, analysant ses fluctuations, son statut, ses ajustements techniques. L’argent, au contraire, concerne tout le monde, engage une multitude de registres. Chacun l’aime, le déteste, ou prétend le détester. Chacun, surtout, le juge, raisonne et déraisonne à son sujet.
C’est donc une notion superbement hybride, à la fois omniprésente et opaque, combinant affects et calculs, imaginaire collectif et choix personnels, jugements moraux et pragmatisme. On lui attribue tous les pouvoirs, de manière souvent excessive. On le rend responsable de tous les maux, de façon fréquemment démesurée. Au lieu de dire, à son propos, tout et son contraire, mieux vaudrait porter un regard équilibré sur ses pièges et ses bienfaits.
Tel est le projet de Pascal Bruckner dans son nouvel essai, La Sagesse de l’argent, titre volontairement provocateur. Car, en un temps où domine la dénonciation continue des dérives et délires du système financier mondial, il faut vouloir être à contre-courant pour rappeler que l’argent n’est pas forcément sale, et qu’il peut même être sage, sécurisant et avisé.
Brave canard bling-bling
Il est vrai que l’essayiste s’est fait une spécialité des contre-pieds, en combattant par exemple les effets pervers de la culpabilité occidentale (Les Sanglots de l’homme blanc, Seuil, 1983) ou ceux de l’obsession du bonheur (L’Euphorie perpétuelle, Grasset, 2000). Malgré tout, en plein raz-de-marée des « Panama papers », il peut sembler culotté de lancer une bouée de secours à Oncle Picsou.
Ce n’est pas exactement le projet de Bruckner. Si Oncle Picsou lui est plutôt sympathique, c’est au contraire parce qu’il ne dissimule rien et jouit, sans vergogne ni paravent, de sa piscine de gros sous, en brave canard bling-bling et candide. En fait, il s’agirait – je construis ce raccourci pour faire image – de faire se rencontrer Oncle Picsou et Sénèque. Le stoïcien envisageait en effet que le philosophe puisse être riche, à condition qu’il ne soit pas attaché à sa fortune. Il faut donc comprendre comment l’argent contient, mais aussi exige, une forme de sagesse pratique. Elaborer une théorie, une « philosophie de l’argent », dans le sillage ouvert en 1900 par le livre de Georg Simmel, n’est pas le but.
Du bon usage de l’argent
Le parcours proposé, cultivé et plaisant, d’Aristophane à nos jours, n’ignore rien des conceptions de l’argent de Platon, d’Aristote ou de Bossuet. Il revisite les approches opposées des catholiques et des protestants, confronte Voltaire et Rousseau, compare franchise américaine et duplicité française. Il débouche sur des évidences que l’air du temps a oubliées : être riche n’est pas un certificat d’immoralité, être pauvre n’est pas une garantie de vertueux mérite. La sagesse se tiendrait alors dans le bon usage de l’argent, fait de juste distance et de régulation bien tempérée.
Pascal Bruckner peut donc jouer sur deux tableaux. Aux grincheux, ascètes envieux, contempteurs de toute aisance matérielle et de tout appât du gain, il rappelle que l’appétit de lucre est sain et qu’avoir un peu de bien ne fait pas de mal. Aux goinfres insatiables et truqueurs, il oppose un retour aux fondamentaux du capitalisme : investissements productifs, bel ouvrage, articulation de la réussite et du bien commun. Admettons qu’il y ait là du simple bon sens. Reste à savoir s’il est efficace quand l’argent, mondialement, est devenu fou.
La Sagesse de l’argent, de Pascal Bruckner, Grasset, 320 p., 20 €.