Le culte du néant
Prolongement de l’Oubli de l’Inde, c’est un livre plus savant, résultat de plusieurs années d’investigation dans les archives du XIXe siècle. Je me suis efforcé qu’il puisse se lire, aussi, comme le récit d’une étrange aventure européenne. Je me réjouis qu’il soit devenu – notamment aux Etats-Unis, au Japon, en Corée du Sud – un outil de travail utile.
Edition augmentée d’une préface nouvelle, Remarques sur l’Orient et le rêve
Points Essais n° 516 (Seuil), 2004
368 p.,
9 €
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Présentation de l’éditeur
Comment les savants européens ont-ils découvert les doctrines du bouddhisme ? Quels textes ont-ils traduits ? Dans quel ordre ? A partir de quelle langue ?
Et qu’ont lu les philosophes ? Hegel, Schopenhauer, Nietzsche ont-ils compris ce qu’ils avaient sous les yeux ? En France, que dirent du Bouddha Cousin, Quinet, Taine, Renan et tant d’autres ?
Pour répondre à ces questions, dix ans d’enquête. Les résultats réservent quelques surprises : le bouddhisme est une découverte tardive et paradoxale en Europe. Il fut perçu d’abord comme une figure de cauchemar, une croyance nihiliste, destructrice et subversive.
Au-delà de l’investigation historique, le livre conduit à s’interroger sur les mécanismes des rencontres entre les cultures, et sur le rôle qu’y joue l’imaginaire.
Extrait
Dans l’écheveau des discours suscités en Europe par le bouddhisme, ce fil du nihilisme s’est imposé. En effet, autour de la question du néant et de ses différents sens s’est organisée la longue fiction dont le bouddhisme fut le centre. A mesure que se rassemblaient et que se comparaient les textes des penseurs du XIXe siècle, il devenait évident que la découverte du bouddhisme, et surtout sa réélaboration sous la forme de cet impossible culte du néant, avait eu partie liée, dans la pensée philosophique occidentale récente, avec l’élaboration du nihilisme et la distinction de ses registres de sens. Ce lien n’est pas de cause à effet : il serait vain de croire qu’une influence quelconque du bouddhisme sur l’Europe ait engendré le nihilisme contemporain. La question ne se pose pas en ces termes. Laissons l’idée qu’une forme quelconque de néant bouddhique – peu importe qu’on imagine là une conception philosophique ou une fascination morbide – ait pu influencer l’esprit européen, s’y diffuser, le modifier par contamination. Cette idée-là fait déjà partie du culte du néant – une telle explication appartiendrait à ce qu’il faut expliquer.
Mieux vaut envisager ce processus comme une « précipitation » au sens chimique. Les éléments qui vont se combiner pour former la nébuleuse dénommée « nihilisme » sont tous déjà présents. Les uns sont anciens, voire antiques. D’autres datent de ce moment encore récent qui a vu, entre autres ruptures, s’imposer la conscience des limites de la métaphysique, s’annoncer la mort de Dieu, organiser la fin des monarchies absolues. Dans cette configuration – postkantienne, postrévolutionnaire – la découverte du bouddhisme n’apporte évidemment, en tant que telle, aucun trouble nouveau. Mais, à l’occasion des interrogations que suscite le bouddhisme – religion dispensée de Dieu, voie de salut privée d’immortalité, béatitude dépourvue de contenu, loi détachée de toute parole divine, morale décrochée de toute transcendance… -, à travers aussi la plasticité durable, pour les penseurs européens, d’une doctrine longtemps mal connue, découverte seulement par bribes, saisie par des éléments donnés dans le désordre, imaginée plutôt que précisément scrutée, reconstituée ou complétée par la fantaisie plutôt que tout à fait cernée par la science, il s’est présenté une sorte d’élément catalytique. Se sont donc précisées et affinées, à propos du bouddhisme et en s’interrogeant sur ses paradoxes, les principales figures du nihilisme. Croyant parler du Bouddha, les Européens parlèrent d’eux-mêmes. Ils attribuèrent à l’Asie leurs préoccupations, et y projetèrent leurs craintes ou leur perplexité.
pages 38 et 39
Edition augmentée d’une préface nouvelle, Remarques sur l’Orient et le rêve
Points Essais n° 516 (Seuil), 2004
Avis
L’Express.fr
L’Occident et le «néant» bouddhiste
Par Lenoir Frédéric, publié le 13/02/1997
Quand, au XIXe siècle, les intellectuels européens découvrent le message du Bouddha, ils n’y entendent pas grand-chose. C’est cette incompréhension qu’analyse brillamment Roger-Pol Droit
Martin Scorsese achève actuellement le tournage d’un film sur la vie du dalaï-lama: Kundun – mot tibétain qui signifie «présence». Car c’est bien ce sentiment d’une présence, d’un sourire, d’une vraie compassion que le chef spirituel des Tibétains donne aux Occidentaux. Aujourd’hui, le bouddhisme évoque l’harmonie, la non-violence, la tolérance, la sérénité. Nirvana est devenu synonyme de paradis et l’on parle du Bouddha comme du «Bienheureux».
Il en fut tout autrement il y a cent cinquante ans, lors de la découverte du bouddhisme par les Européens. En 1851, lorsque Renan propose un article sur le message du Bouddha au directeur de La Revue des Deux Mondes, il essuie un refus motivé par cet unique argument: «Il n’est pas possible qu’il y ait des gens aussi bêtes que cela.» Le bouddhisme, à peine mis au jour par les travaux des linguistes, semble non seulement incompréhensible, mais aussi inconcevable.
La raison principale de cette stupeur provient d’un gigantesque malentendu que les orientalistes mettront plus d’un siècle à dissiper. Les traducteurs qui exhument les premiers textes, à partir des années 1820, sont déroutés par cette étrange religion sans Dieu dont le but – le nirvana – est décrit de manière purement négative. Sous la plume de ces pionniers, et plus encore sous celle des philosophes français et allemands qui commentent leurs oeuvres, les enseignements subtils du Bouddha sont compris comme un véritable nihilisme. Dans la deuxième édition de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1827), Hegel dénonce ainsi «le néant, dont les bouddhistes font le principe de tout, l’ultime but final et l’ultime fin de tout». Dans Le Génie des religions (1842), Quinet s’offusque d’une doctrine prêchée par le «Grand Christ du vide», tandis que Renan ironise, dans ses Nouvelles Etudes d’histoire religieuse (1884), sur cette «Eglise du nihilisme [qui] assigne à la vie pour but suprême le néant».
Un parcours érudit?Dans cet essai pénétrant, écrit d’une plume limpide, Roger-Pol Droit ne s’est pas fixé pour objectif de réhabiliter le bouddhisme face à ses détracteurs d’hier. Les orientalistes s’en sont chargés depuis belle lurette. L’auteur s’interroge sans détour sur le sens d’une telle erreur. Pourquoi les intellectuels européens du xixe siècle – Taine, Nietzsche, Renan, Schopenhauer et bien d’autres – ont-ils unanimement perçu le message du Bouddha comme un «culte du néant»? Au terme d’un parcours érudit et passionnant à travers les grandes étapes de la découverte du bouddhisme, l’auteur émet une hypothèse fort séduisante. «Dans les multiples pages du xixe siècle où furent en question le bouddhisme, l’Asie et le culte du néant, écrit-il, il ne s’agit bien sûr que de l’identité européenne… Ce fut une Europe inquiète, incertaine de son identité qui inventa, avec le culte du néant, un miroir où elle n’osait encore se reconnaître.» Ainsi, la rencontre du bouddhisme aurait constitué pour l’élaboration du nihilisme européen une sorte de «laboratoire caché» où «les paroles européennes purent s’inquiéter d’elles-mêmes et du néant qui leur venait à l’idée tout en discourant d’ailleurs lointains et de sages antiques».
C’est donc dans la synchronicité de la découverte de ce nouveau continent intellectuel et de la confuse prise de conscience de l’effondrement de ses propres fondements judéo-chrétiens, de la «mort de Dieu» annoncée par Nietzsche, que l’Europe aurait «projeté» sur le bouddhisme ce qu’elle craignait d’elle-même: l’abîme, le vide, l’anéantissement. Thèse brillante, qui nous amène à poser une autre question brûlante d’actualité. Le bouddhisme que nous portons aujourd’hui au pinacle correspond-il à la réalité de l’enseignement du Bouddha? N’est-il pas encore prétexte à une projection, cette fois idéalisée, de nous-mêmes et de nos aspirations? En cette fin de xxe siècle, la rencontre de l’Orient et de l’Occident a-t-elle vraiment eu lieu? Ou est-elle encore à venir?
Le Culte du néant, par Roger-Pol Droit. Seuil, 360 p., 140 F.
L’Express.fr
Quand l’Europe s’inquiétait du Bouddha
Article paru dans l’édition du 31.01.97
Fixés sur une traduction nihiliste du nirvâna, les philosophes du XIXe siècle ont donné une vision erronée du bouddhisme. Roger-Pol Droit revient sur l’histoire de ce parfait contresens
Au Musée du Cinquantenaire, à Bruxelles, à l’entrée des salles consacrées à l’exposition des « Bouddhas du Siam », se dresse une large vasque emplie de pétales. Les visiteurs sont autorisés, ou plutôt sont invités, à en prendre une poignée : ces fleurs seront l’offrande qu’ils déposeront au pied de la statue de leur choix. Ainsi la contemplation esthétique va-t-elle se teinter de dévotion. Même transportée dans un musée de l’Europe laïque, l’image garde quelque chose de son caractère cultuel. On ne voit pas quelle autre religion que le bouddhisme pourrait donner lieu sans conflit ni malaise à ce discret mélange des genres. C’est que le bouddhisme, qui s’est acclimaté en Occident avec une vigueur et une rapidité étonnantes, est perçu avant tout comme un message de paix et d’harmonie. Il a le visage de son fondateur, tel que nous l’imaginons à travers le sermon de Bénarès et les récits des Jâtaka, et tel qu’il apparaît dans les effigies si souvent sublimes que nous offre toute l’Asie méridionale et orientale : douceur souveraine du sourire, sérénité, passions non pas vaincues mais éteintes, bienveillance sans limite qui porte le maître à enseigner à chacun les voies qu’il lui faut suivre pour sortir du monde des soufffrances et des désirs, abolir la peur, se défaire de tous les attachements.
Or ce n’est pas là tout le bouddhisme, ce n’est pas la vision qu’en ont eue les penseurs européens du XIXe siècle. Le livre brillant et vif de Roger-Pol Droit conte l’histoire lugubre du contresens dans lequel se sont fourvoyés les philosophes allemands et français et qui les a conduits à prendre le bouddhisme en horreur ou bien à l’aimer pour des raisons à la fois erronées et exécrables. Contresens aujourd’hui oublié mais qui, nous rappelle l’auteur, a sévi avec obstination entre 1820 et 1890. Les philosophes ont été très vite happés par un bouddhisme fantasmatique. A peine les « orientalistes » avaient-ils découvert et entrepris de décrire les langues du bouddhisme que les philosophes subirent la fascination de la doctrine qu’ils entrevoyaient et qu’ils reconstruisirent à leur manière.
Hegel et Schopenhauer sont les premiers représentants d’une longue suite de penseurs allemands et français : Benjamin Constant, Ozanam, Victor Cousin, Frédéric Schlegel, Renan, Taine, Barthélemy-Saint-Hilaire, Gobineau et, bien sûr, Nietzsche, avec leurs commentateurs et leurs épigones. Ces personnages annoncés par quelques lignes ironiquement emphatiques se succèdent, sur la scène philosophique dressée par Roger-Pol Droit, pour accuser avec des injures atroces le nihilisme bouddhique ou, au contraire, applaudir à la radicalité inouïe de cette entreprise de démolition. Tous voient principalement dans le bouddhisme la doctrine du nirvâna et dans la religion bouddhique un « culte du néant ». Tous comprennent le terme sanscrit nirvâna et son équivalent pâli nibbâna, comme « néant ». C’est là, selon Roger-Pol Droit, le contresens fondamental. Littéralement, ce mot signifie « extinction » et désigne un état caractérisé par l’« arrêt non seulement de la concupiscence, de la haine et de la sottise (qui sont les facteurs essentiels de l’attachement aux existences douloureuses) mais encore de toutes les choses régies par la loi du jeu naturel » (J. Filliozat).
Cette « extinction » est toujours ce que l’on doit viser ; c’est donc, d’une certaine manière, le souverain bien. Mais sur ce qui s’éteint en même temps que la douleur et les causes de la douleur, les avis des écoles bouddhiques divergent grandement, et plus encore ceux de leurs interprètes occidentaux. Roger-Pol Droit va un peu vite en besogne quand il récuse catégoriquement la traduction de nirvâna par « néant ». Il rappelle lui-même que pour Burnouf, le véritable et génial fondateur des études bouddhiques, le nirvâna « est l’anéantissement complet où a lieu la destruction définitive du corps et de l’âme ». Et, au début de notre siècle, Oldenberg montrera que si l’on essaie de reconstituer la doctrine originale du Bouddha lui-même, on peut voir derrière le nirvâna, aussi bien le néant qu’une forme positive de salut.
Justifiée ou non, la traduction de nirvâna par « néant » est utilisée de telle sorte qu’elle a valeur de symptôme. En prenant occasion du bouddhisme pour inventer le culte du néant, « la conscience européenne, nous dit Roger-Pol droit, exprime qu’elle est travaillée par des forces négatives… traversée de gouffres dont elle ne connaît encore ni toute l’étendue, ni la plus grande fascination… Sous couvert de comprendre une religion orientale nouvellement découverte et passablement déconcertante, l’Europe compose du Bouddha une image faite de ce qu’elle craignait d’elle-même : l’effondrement, l’abîme, le vide, l’anéantissement ». Et quel est donc ce visage dont l’épouvantail du néant bouddhiste est le masque ? L’anarchie, le monde sans Dieu, sans ordre, les foules des faubourgs, les masses et les peuples dégénérés qui vont précipiter la décadence des sociétés et de l’humanité. Il y a donc ces projections, prémonitoires peut-être, à notre regard rétrospectif, des épouvantes et du travail sur l’épouvante propre au siècle suivant.
D’autres leçons encore peuvent être tirées de cette histoire. L’erreur des philosophes est moins, me semble-t-il, d’avoir voulu toujours comprendre le nirvâna comme le néant. L’erreur consiste à n’avoir qu’une vue littérale du « néant ». Après tout, il n’est pas si rare ni si étonnant que l’on commette cette inconséquence de soupirer après le non-être pour échapper à un mal-être : « Heureux qui ne fut onc. Plus heureux qui retourne en rien, comme il était », dit Ronsard, qui n’était ni bouddhiste ni nihiliste. La pensée vacille devant l’idée du néant, et c’est une entreprise dangereusement, scandaleusement paradoxale que de proposer l’anéantissement comme moyen de salut. Mais n’est-il pas absurde aussi de ne considérer dans le bouddhisme que les conséquences que doit logiquement entraîner la doctrine du nirvâna comme néant et de négliger ce qui caractérise la vie sociale et religieuse des communautés et des populations bouddhistes ?
Si le bouddhisme n’était qu’un « culte du néant » (en admettant que cette alliance de mots ait un sens), il ne pourrait inspirer que de petites sectes marginales de style satanique. Or, il existe toute une immense civilisation bouddhique : des savoirs, des sagesses, des institutions, des rites, des trésors de formes et d’idées. Ce n’est pas vouloir évincer la philosophie ni prétendre lui substituer les « sciences humaines » que de rappeler ces réalités et d’opposer au sombre délire des philosophes l’enthousiasme et l’ardeur des philologues, des historiens, des ethnologues qui, en trois décennies, ont constitué le bouddhisme comme domaine du savoir. Et n’est-ce pas une tâche proprement philosophique que de tenter de comprendre comment, sur quel plan, dans quelles limites se combinent et se justifient mutuellement la doctrine du nirvâna, les idées et les pratiques de la compassion et la gaieté du sage ?
CHARLES MALAMOUD
La peur du boudhisme au XIXe siècle
à propos de : Le culte du néant.
Les philosophes et le Bouddha.
de Roger-Pol DROIT
Éditions du Seuil, 1997.
Le bouddhisme bénéficie actuellement, dans les pays occidentaux, d’un certain courant de sympathie. Plus qu’une religion, on le considère souvent comme une philosophie qui prône un certain détachement et cherche à guérir de tous les tourments suscités par l’existence ; une sagesse, en quelque sorte. Or, le XIXe siècle a vu, parfois avec effroi, la doctrine du Bouddha comme l’expression d’un désir d’anéantissement et d’une fascination pour la destruction. De quoi effectivement faire peur ! Le bouddhisme n’allait-il pas saper les bases de la société et de la morale ? Pourtant, progressivement, l’image du Bouddha se transforma pour apparaître plus inoffensive vers la fin du siècle dernier, avant de séduire nos contemporains. Ce sont les premiers temps de cette réception du bouddhisme, principalement de 1820 à 1890, que nous raconte Roger-Pol DROIT dans ce livre à la fois riche et limpide (voir sommaire p. 5). Il faut d’abord se rappeler que la découverte occidentale de la doctrine du Bouddha est relativement récente. La fin du XVIIIe siècle voit bien se développer les études indiennes et la philologie sanskrite, mais il faut attendre le début du XIXe siècle pour que l’on puisse, à partir de la traduction des textes disséminés en Asie, reconstituer l’enseignement du Bouddha et y voir une doctrine spécifique (le mot « bouddhisme » n’apparaît que vers 1820). Avant cela, le Bouddha était vu comme une idole aux contours mal définis émergeant du « monde primitif » et assimilé de façon confuse à d’autres divinités. Or, autant l’Inde et le brahmanisme avaient fasciné et attiré l’Occident romantique, autant le bouddhisme, après sa « découverte », parut hideux et provoqua la consternation. En Allemagne, c’est HEGEL (1770-1831), le premier, qui définit le bouddhisme comme une religion où l’homme devait se faire néant pour retourner à ce néant d’où tout proviendrait. Les spécialistes de l’Orient Ceci est la version papier d’une page publiée sur le site web de REVUE DE LIVRES http://assoc.wanadoo.fr/revue.de.livres/ Abonnements et commentaires sont les bienvenus à l’adresse suivante : revue.de.livres@wanadoo.fr avaient pourtant mis en garde contre une telle interprétation en soulignant la distinction entre nirvâna, traduit par « calme profond », et anéantissement. Mais pour Hegel, l’association du bouddhisme et du néant n’était pas complètement négative, car dans son système le néant était l’équivalent de l’« Être pur », de l’Être libre de toute détermination. Il n’était donc pas question de faire ici du néant le contraire absolu de l’Être, mais de l’identifier à l’Être indéfini. Il en résulta que le bouddhisme n’était pas athée pour Hegel : Dieu était certes néant, mais au sens où il était l’Être absolument indéterminé. Ainsi, le bouddhisme ne représentait en rien à ses yeux l’anéantissement de tout ce qui existait. Pourtant, c’est dans ce sens que les propos du philosophe, détachés de leur contexte, allaient être interprétés. En France, c’est à partir des travaux d’Eugène BURNOUF (1801-1852) que commença véritablement la peur du bouddhisme. Pourtant, ce savant qui a considérablement fait progresser les études bouddhistes ne peut être tenu pour responsable du déchaînement qui suivit. Son analyse du bouddhisme penchait, certes, vers la thèse d’un culte du néant. Mais son propos était mesuré : il laissait place à la circonspection et appelait une étude plus approfondie. Pourtant, cette prudence ne fut pas respectée et le Bouddha se vit transformé par ses lecteurs en épouvantail nihiliste. On assista alors à une véritable levée de boucliers contre cette « menace » orientale. Le bouddhisme fut taxé d’erreur monstrueuse, de religion repoussante, de doctrine absurde et de système hideux… Aucune injure ne lui fut épargnée. En identifiant Bouddha à Satan, les catholiques se convainquirent même de la nécessité de retourner évangéliser cet Orient dont le culte du néant défiait tout bon sens et risquait de venir saper les bases de la société. Les philosophes français emboîtèrent le pas. C’est d’ailleurs Victor COUSIN (1792-1867), l’un des plus influents, qui créa l’expression « culte du néant » pour désigner le bouddhisme. Il fut l’un des premiers à être convaincu de l’existence en Inde de textes véritablement philosophiques. Aussi aurait-on pu s’attendre de sa part à un accueil plus chaleureux du bouddhisme. Mais l’idée d’anéantissement le perturbait. Il lui était incompréhensible que l’on puisse avoir pour visée unique de n’être plus rien. Le désir ne pouvait vouloir sa propre suppression. Ainsi, malgré son intérêt pour les philosophies orientales, il ne cessa de condamner cette « anti-religion » qu’était à ses yeux le bouddhisme. Son disciple, Barthélemy SAINT-HILAIRE, autre grande figure de l’université française, le suivit dans cette condamnation. À la fois convaincu que le bouddhisme n’était qu’un culte du
2 / Revue de Livresnéant et qu’un être humain ne pouvait pas désirer le néant, il en vint à mettre en doute l’appartenance des bouddhistes à l’espèce humaine ! Un auteur comme Arthur de GOBINEAU (1816-1882) n’était pas en reste. Pour ce dernier, le mélange des races par métissage engendrait la dégénérescence des races supérieures et devait inéluctablement conduire l’humanité au néant. Or, à ses yeux, les bouddhistes ne voulaient pas seulement supprimer les castes brahmaniques, mais se proposaient d’anéantir toute structure hiérarchique dans la société. Aussi le bouddhisme ajoutait-t-il au néant racial de l’avenir, la menace d’un néant social. Face à ce rejet généralisé du bouddhisme en cette première moitié du XIXe siècle, se dresse la figure d’Arthur SCHOPENHAUER (1788-1860). Loin de voir dans la doctrine du Bouddha autre chose qu’un culte du néant, ce dernier en fit l’éloge justement parce qu’elle prônait un tel culte. C’est que, pour un pessimiste comme Schopenhauer, le vouloir-vivre de chacun de nous est absurde et ne peut qu’apporter des souffrances : il engendre toujours de nouveaux besoins qui ne peuvent jamais être complétement satisfaits. C’est pourquoi il estime qu’il faut renoncer au désir de prolonger l’existence et retrouve ainsi dans la bouddhisme certains thèmes de sa philosophie pessimiste. Si, du vivant de Schopenhauer, rares furent ceux qui n’étaient pas saisis d’effroi par le bouddhisme, les années qui suivirent sa mort (à partir de 1860) virent l’image de cette religion orientale devenir progressivement plus inoffensive. Pour Hippolyte TAINE (1828-1895), par exemple, le bouddhisme n’avait rien d’effrayant. Certes, à ses yeux, il existait bien un culte du néant, mais cette religion se caractérisait avant tout par sa compassion. Cette lecture était novatrice, puisqu’elle permettait un rapprochement avec le christianisme, même si l’amour chrétien lui paraissait « plus mesuré et plus sain ». Son appréciation du bouddhisme demeure tout de même ambiguë : s’il voyait en lui un facteur de paix et de sérénité, c’était au détriment des forces vitales et des capacités créatives. NIETZSCHE (1844-1900) aussi considérait que le bouddhisme n’était pas favorable au développement du pouvoir créateur des individus. Or, pour ce philosophe, il incombait justement à toute personne de développer sa puissance créatrice. Cela impliquait de dire « oui » à la vie dans sa totalité, douleurs comprises. Aussi n’était-il pas question de préférer l’indolence à l’action, la paix au conflit ou le renoncement à l’esprit de conquête. Le bouddhisme ne pouvait donc apparaître à Nietzsche que comme un signe de faiblesse. Certes, il n’était pas à condamner complètement : une doctrine qui
Revue de Livres / 3 ne parlait pas d’au-delà et de transcendance faisait preuve de beaucoup de lucidité. Il n’en demeure pas moins qu’aux yeux de Nietzsche le bouddhisme, comme le christianisme, était une entreprise de négation de la vie. Aussi regrettait-t-il que l’on subisse son influence. Et effectivement en cette fin du XIXe siècle, quelques écrivains, influencés par Schopenhauer, s’ouvrirent à la doctrine du Bouddha. Pris de mélancolie, ils se retrouvaient dans cette doctrine qui prônait un certain renoncement face à la vie. Le bouddhisme en perdit sa figure effrayante. On oublia même le néant. Puis les études savantes ayant par ailleurs bien progressé, plus personne ne vit le bouddhisme comme un culte du néant. Le XIXe siècle arrêta enfin de se faire peur… Voici, esquissées très sommairement, les grandes articulations de la constitution de ce «bouddhisme imaginaire » tel que nous le retrace en détail Roger-Pol Droit dans ce livre fort instructif. L’Europe ne comprit pas tout de suite que le bouddhisme n’était pas l’anéantissement de l’âme, mais son calme profond, sa parfaite apathie. Elle confondit silence et négation, suspension et refus, ou encore abstention et destruction. À moins, comme le suggère Roger- Pol Droit dans sa conclusion, qu’elle n’ait pas voulu comprendre. Après tout, cette image du bouddhisme n’était-elle pas l’image que l’Europe se donnait d’elle-même sans se l’avouer ? Ce dont elle prit peur, c’était de sa propre dissolution. Elle se voyait devenir une société sans Dieu, sans classes, sans énergie vitale. L’image de son propre chaos la hantait. Aussi tenta-t-elle de conjurer les forces négatives qui la travaillaient en s’inventant un bouddhisme à la mesure de ses phobies…
Thomas LEPELTIER,
le 15 octobre 1998.
Extraits des compte-rendus de l’édition américaine (North Carolina University Press, 2003)
« Erudite and eminently readable. »?
–Journal of Religion
« A rich and theoretically sophisticated overview of the reception of Buddhism in Europe. . . .
A masterful and extremely entertaining tour of the opinions of early Buddhologists and Eastward-looking philosophers. . . .
[A] virtuoso presentation of European intellectual history. . . .
A highly readable and deeply researched book, one that intellectual historians and philosophers interested in the volatile mix of Buddhology and European philosophy in the nineteenth century should not ignore. »?
–Philosophy East & West
« [A] thoroughly researched and carefully argued book. . . .
This book is useful for historians of modern Europe and of Buddhism’s reception in the West; for philosophers, it is an illuminating reminder of how knowledge of ‘the other’ is largely shaped by people’s own projections. . . .
Highly recommended. »?
–Choice
« [The Cult of Nothingness: The Philosophers and the Buddha] is indispensable to anyone studying the history of the Western reception of Buddhism. »
–H-Buddhism
« Droit’s passionate, knowledgeable, scintillating treatise conjures up anew the specter of a nihilistic Buddhism, which Christian Europe created to haunt itself. This is a deeply humane work of great philosophical and historical sophistication which deserves to be widely read. »?
–Steven Collins, University of Chicago
« Roger-Pol Droit’s book presents a fascinating page in the cultural history of the encounter between the West and non-Western cultures. »?
–Bernard Faure, Stanford University
Journal of Buddhist Ethics, vol 5, 1998
Le Culte du Néant, Les Philosophes et Le Bouddha. By Roger-Pol Droit.
Paris: Éditions du Seuil, 1997. Pp. 361. ISBN 2-02-012507-2. 140 FF.
Reviewed by Alioune Koné ?Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales ?Paris, France ? vendkone@aol.com
The overwhelming success of Le moine et le Philosophe by Mathieu Ricard and Jean-François Revel (Paris: Éditions Nil, 1997),a dialogue between the atheist philosopher J-F Revel and his son, a monk in the Tibetan tradition, is one of the many signs of an increasing interest in Buddhism. Along with this comes official recognition: in January 1997, the Buddhists obtained fifteen minutes on the Sunday morning religious programs. Le culte du Néant, a study of the philosophical conceptions of Buddhism in the nineteenth century, helps to give to this ongoing interest and social acceptance an historical perspective. In contrast to the contemporary positive view of Buddhism, this book explores the negative image of Buddhism among philosophers of the past century. Roger-Pol Droit analyses how, from around 1820 to 1890, Buddhism has been represented as a dangerous form of nihilism by many influential writers. Interestingly enough, this interpretation appeared at the very moment when knowledge of Buddhism became clearer, giving evidence of the contrary. Thus it is on the logic, itinerary and consistency of such an imaginary Buddhism that Le Culte du Néant sheds light. After pointing out the contribution of this book to the field of history of ideas, this review will suggest how it can be useful in other areas of Buddhist studies.
As noted by the author (p. 17), Le Culte du Néant takes root in a previous book of his, L’oubli de l’Inde: une amnésiephilosophique, (Paris: PUF, 1989, and a corrected and expanded edition in Biblio-Essais, Paris: Le livre de Poche, 1992). This study suggested that the discovery of Buddhism was a turning point in the process of the elimination of India in the study of philosophy. Here R-P Droit scrutinizes how Buddhism is shaped, mainly by German and French philosophers, into a desire for nothingness, a quest for annihilation, « contrary to the very essence of desire, as to human nature and to the very nature of any religion » (p. 22, my translation). To understand what was at stake in this image of « Buddhism, » the author chooses to exclude all occurrences of what we now recognize as Buddhism prior to 1820, the moment when the term was labeled by scholars like Michel-Jean François Ozeray (Recherchessur Buddou ou Bouddou [Paris: Brunot Labbé, 1817]; analyzed in chapter 2, pp. 61-67) or Eugène Burnouf. Such a choice does not mean that older references are to be ignored; rather, it stems from the fact that there is no reason to assume a continuity from ancient references like Megasthène Indica to thirteenth and fourteenth century travelers’ accounts or the missionary interest in Chinese or Japanese »paganism » in the sixteenth century. Focusing on a period spanning from 1820 to 1890 — the 1893 World Parliament of Religions serves here as a spectacular turning point — R-P Droit constructs a coherent corpus,that of contemporaries of the scientific « invention of Buddhism. » Within this period, Le Culte du Néant looks for changes in the image of Buddhism, inflections in the definition and attitudes towards its supposed nihilism. The first of the three parts is about the beginning of the interpretation of Buddhism as a form of nihilism. The starting point is 1784, the first meeting of the Royal Asiatic Society of Bengal, the birth act of indianism. This first period ends in 1831 with the death of G. W. F. Hegel, who described Buddhism as making »nothingness the principle, goal and end of everything » (Enzyklopadieder philosophischen Wissenschaften, 1830). In the second part,R-P Droit explains how Buddhism came to be seen as a threat (1832, E. Burnoufis elected to the Collège de France, the starting point of a scientific study of Buddhism; 1863, the height of the controversy on Buddhism as nihilismin France, England and Germany). The third part, beginning with a growing number of scientific studies on Buddhism and ending in 1893 (the World Parliament of Religions) shows the decline of this conception of Buddhism. An impressive chronological bibliography closes the book,a chronological presentation of studies on Buddhism from 1638 to 1890 based mainly on Shinsho Hanayama’s Bibliography on Buddhism (The Hokuseido Press, 1961), which is as learned as it is difficult to find. Sucha bibliography is not only a good presentation of a bibliography difficult to find, it’s almost, as noted by the author, a fourth part demonstrating the changes in the Western definition of Buddhism.
Le Culte du Néant demonstrates a constant effort to understand the changes of attitudes towards Buddhism from the texts and their contexts rather than from anachronistic judgments. The material presented here is not unknown to Buddhist scholars: Philip C. Almond (The British Discovery of Buddhism [Cambridge University Press, 1988]) has demonstrated that from 1800 to 1850 a shift occurred from a mythological view to an historical approach to the Buddha. Other historians like J. W. deJong or G. R Welbon have given accounts of the birth of a scientific study of Buddhism.
But this contribution is the first from a philosopher. R-P Droit,shows how the different images of Buddhism make sense within the different philosophical systems. For example, this method helps to demonstrate that Hegel’s views on Buddhism are to be understood as consequences of his philosophy of history, where the negation is a necessary, if transient, moment.
Le Culte du Néant is not only valuable for philosophers, but can be useful in other areas of Buddhist studies as well, because it emphasizes that the idea of a « meeting » between Buddhism and the West is greatly dependant on the « host » culture’s history and concerns. To neglect this aspect could only lead, as demonstrated with talent in Stephen Batchelor’s Awakening of the West (London: Aquarian Press, 1994) to write a « fiction »; that is, a narrative. To sum up the contribution of this book to the field of Buddhist studies, one could point out that little effort has been devoted to the historical construction of « Buddhism » as an object for scientific investigation. So, when describing Buddhism as pragmatic and aiming toward a therapy of human suffering — a definition that would be accepted by most of the Westerners interested in Buddhism today — this book also suggests that this definition might be just as influenced by Western concerns and fears as the previous definition. Such a call for a reflexive approach could be related to the essays edited by Donald Lopez (Curators of the Buddha: The Study of Buddhism Under Colonialism [University of Chicago Press, 1995]) which demonstrated the need to reassess our very definition of Buddhism.
Traduction
Traduction en bulgare
Kult km Nievitiéto.
Philosophite i buda
Traduit par Tatiana Batouleva
Lyk, Sofia, 1998
240 p.
Traduction anglaise
The Cult of Nothingness. The philosophers and the Buddha
par David Streight et Pamela Vohnson
relue et partiellement révisée par mes soins
The University of North Carolina Press. Chapel Hill and London, 2003
264 p.
Hard cover edition
Paperback edition
www.amazon.com/Cult-Nothingness-Philosophers-Buddha/dp/0807827762
Cette traduction a fait l’objet de plusieurs compte rendus, notamment dans la revue Philosophy East and West
Traduction en japonais
Avec une préface inédite spécialement rédigée pour cette édition
Traduit par Shimada Hiromi et Masahiko Tagiri
Honokan, « Transview », Tokyo, 2002
360 p.
Traduction en coréen
Simsan Publishing, Seoul, 2006
466 p.