NOUVELLES MANIÈRES D’ACCOMMODER LE RÉEL
 
			    	    Le réel, autrefois, se contentait de nous résister. C’est à cela qu’on le reconnaissait : il rendait les coups, nous faisait payer nos erreurs, signait l’échec de nos rêveries et de nos délires. Depuis quelque temps, cette vieille frontière s’est mise à bouger. La technologie s’en mêlant, les changements des mentalités aussi, l’antique fantasme de plier le monde à nos désirs prend des tournures nouvelles. L’univers des possibles – et des mirages – connaît une expansion fantastique. Le mot d’ordre nouveau pourrait être : « si la réalité telle qu’elle est ne vous convient pas, changez-la, changez-en, il suffit de le vouloir, de le décréter – le reste suivra… »
Mettre en lumière cette mutation, décrire et analyser ses différentes formes, des plus étranges aux plus massives, comprendre les mécanismes qu’elles mettent en jeu, tel est le vaste chantier qu’arpente Gérald Bronner. À l’assaut du réel prolonge, dans l’œuvre abondante du sociologue, la réflexion entamée par La démocratie des crédules (2013) et poursuivie avec Apocalypse cognitive (2021). Ce triptyque traite des métamorphoses contemporaines de notre appréhension des limites du réel. Le dernier volet, qui paraît aujourd’hui, examine les avancées les plus récentes, et les plus curieuses, du brouillage de frontière entre désirs et réalité.
L’auteur a rassemblé une masse impressionnante de données, dans le but d’embrasser les multiples manières inédites qu’invente la fiction pour altérer ou corrompre la réalité, faute de pouvoir la dissoudre. La liste des exemples est fort longue, tour à tour instructive, inquiétante, déroutante. On y trouve notamment des hikikomori, centaines de milliers de Japonais ne quittant plus leur chambre parce que la réalité extérieure les déçoit, des shifters, s’exerçant en groupe à changer d’univers par la force de l’esprit, des therians, découvrant que leur « vraie » identité n’est pas humaine, et se déclarant coyotes, dragons ou dinosaures, ou encore un père de famille, sept enfants, presque la cinquantaine, s’apercevant soudain qu’il est « en réalité » une petite fille de six ans…
Toutefois, on aurait tort de croire à une collection de curiosités, un catalogue des délires. Leur diffusion galopante en fait un phénomène de masse, dont il s’agit d’interroger les causes, techniques et psychiques, et les conséquences globales. Gérald Bronner montre avec force comment la soumission du réel à l’imaginaire l’altère à notre époque de façon croissante, au risque, à terme, de l’imaginer purement et simplement évanoui. Ainsi les élucubrations du transhumanisme promettent-elles d’effacer la mort et de configurer une autre humanité, débarrassée des entraves anciennes. D’autre part, dans le monde numérique, de plus en plus, « les robots parlent aux robots ». Cette construction d’un artifice sans précédent pourrait déboucher un jour prochain sur « un stade terminal de la corruption du réel. » Parmi les prémices de cet avenir inquiétant, on retiendra l’existence de faux rapports scientifiques, impeccablement construits par ChatGPT, constatant les effets thérapeutiques positifs de médicaments qui… n’existent pas.
Cette immense enquête, touffue et proliférante, aurait sans doute gagné à être plus resserrée. Mais elle brasse tant d’informations, et ouvre tellement de pistes de réflexions, qu’elle ne manquera pas de faire rêver, parler – et réfléchir.
À L’ASSAUT DU RÉEL
de Gérald Bronner
PUF, 436 p., 22 €





