Dans l’effervescence des philosophies indiennes
L’Inde, terre de philosophies, ou terre de sagesses et spiritualités ? L’une et l’autre, on le sait depuis longtemps déjà. Mais la difficulté demeure de comprendre, dans le détail, comment se distinguent, et en même temps s’articulent, ces mondes qui, dans la culture indienne, s’interpénètrent sans pour autant se confondre. La question a fait couler beaucoup d’encre, car il est souvent malaisé de trouver un critère efficace de partage, et plus encore de bien saisir les interactions multiples de ces deux univers. On a généralement retenu comme indices des philosophies l’argumentation rationnelle, la construction méthodique de concepts, l’élaboration de systèmes cohérents, en considérant que ces traits font habituellement défaut aux sagesses et traditions spirituelles.
En fait, comme le montrent Vincent Elstchinger, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, et Isabelle Ratié, professeure à Sorbonne-Nouvelle, il existe pour y voir plus clair un critère simple, relativement inaperçu : la naissance et le développement des controverses. Leur livre de poche inédit, Qu’est-ce que la philosophie indienne ?, explique combien l’approfondissement du dissensus a changé la donne au fil des siècles. En examinant l’histoire de la culture indienne, ils montrent comment d’innombrables conflits, débats et confrontations de nature philosophiques se sont développés entre des écoles spirituelles préexistantes.
En se mettant à débattre publiquement de leurs différences d’approche, aux alentours du VIe siècle, les traditions indiennes ont commencé à affiner leurs oppositions, affûtant les arguments en faveur de leurs thèses, réfutant celles des autres. Cette efflorescence des altercations développée au moins jusqu’au XIIIe siècle de notre ère. Ces disputes tournent en particulier autour de la question du Soi (âtman, le mot sert également de pronom réflexif, en sanskrit, la langue sacrée de l’Inde). Est-il réalité, ou pure illusion ? Individuel ou cosmique ? Affirmer son existence, est-ce emprunter le chemin du salut, comme le professent la plupart des écoles brahmanistes ? Est-ce au contraire s’interdire à jamais de trouver la voie de la délivrance, comme le soutiennent, seuls contre tous, les bouddhistes ?
Dix thèmes d’affrontements sont examinés, où l’on retrouve les questions de l’existence ou de l’inexistence du monde extérieur, d’autrui, du temps, de l’espace. Des disputes aiguës s’attachent à clarifier le statut de la conscience, celui de la vérité, le rôle du langage ou encore la définition de l’absolu. Chaque fois, il s’agit de montrer que les adversaires ne savent pas ce qu’ils disent, pensent mal, ou plutôt ne pensent rien et parlent dans le vide. Ces controverses virtuoses suscitent une sophistication croissante des argumentations.
Ce livre, assez savant pour présenter le détail de ces discussions, assez pédagogue pour les éclairer à l’usage des néophytes, modifie l’approche habituelle de la pensée indienne. Vincent Eltschinger et Isabelle Ratié substituent au catalogue habituel des doctrines constituées une vue thématique, et surtout dynamique. Toutes les écoles classiques au sont présentées dans une seconde partie, plus classique, et très utile, où l’on apprend l’essentiel des singularités conceptuelles caractérisant par exemple les « atomistes » du vaisesika, ou les matérialistes, dont on oublie trop souvent l’existence en Inde, ou encore le jaïnisme et les différentes branches du bouddhisme. Toutefois, ce qui est mis en avant, c’est le devenir philosophique de l’Inde au fil des controverses. Voilà qui rend indispensable ce guide qui s’inscrit en faux contre la représentation courante d’une pensée indienne unitaire, lisse, voire unanime.
On imagine en effet trop souvent l’Inde résolument consensuelle, soutenant que les points de vue les plus opposés convergent, s’équivalent, ou se complètent au point de dire la même chose. Soutenu effectivement par certains discours indiens, et plus encore par le regard européen et occidental moderne, ce mythe attribue à l’Inde une conception continûment inclusive, englobante, ne laissant rien au dehors, dissolvant toutes les délimitations. Comme si, ultimement, la sagesse surmontait tout débat, alors que les philosophies, en Inde comme partout, vivent avant tout de désaccords, de réfutations, de critiques en règle des positions adverses. En un mot : les ascètes font la paix, les philosophes font la guerre.
Il n’en reste pas moins que ces versants coexistent dans l’indianité. Dans son extrême diversité, que rappelle la « Série indienne » des Belles lettres, en dix volumes, le paysage indien apparaît tantôt morcelé, conflictuel et philosophique, tantôt unifié, harmonieux et spirituel. Mais dans le regard de qui ? Ne cherchez pas la réponse : « Qui ? » , comme l’a souligné il y a longtemps l’historien des religions Charles Malamoud, est le nom d’un dieu, en sanskrit.
QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE INDIENNE ?
de Vincent Eltschinger et Isabelle Ratié
Gallimard, Folio-Essais, 560 p., 13,50 €