Charlie Hebdo : la liberté ou la mort
Un journal, ce sont des mots, des photos, des dessins, des infos, des idées, des partis pris – des libertés. Et donc des analyses, des points de vue, des opinions, mais aussi des provocations, des rires, des sarcasmes, des vacheries – toujours des libertés. Les journalistes inventent leurs chemins chaque jour, heure par heure, au long de l’année, souvent en tâtonnant. Inutile de croire qu’ils ont toujours raison, qu’ils y voient toujours clair. Ils n’incarnent pas des libertés toutes faites, préexistantes, de pensée ou d’expression, qu’il suffirait de laisser parler, comme des principes divins, des réalités surhumaines. Ils les font exister, comme ils peuvent, au jour le jour, à coups de crayon, de titres, de phrases. En prenant le risque de se tromper.
Et celui de mourir. Car il y a, de plus en plus hardis, de mieux en mieux armés, des gens résolus à tuer ceux qui informent, pensent et provoquent au sein du vieil espace des libertés forgé par les démocraties. Des gens qui assassinent pour faire taire. Ou bien pour venger ce qu’ils jugent être offenses et blasphèmes. Des journalistes sont morts assassinés en Irak, en Syrie, en Lybie, dans d’autres pays où sévissent des djihadistes liberticides. Voilà qu’il faut ajouter la France, les rues de Paris, les salles de rédaction à la liste des lieux où crèvent, sous les balles, dessinateurs et éditorialistes. La guerre n’est plus ailleurs, au loin. Elle est ici, et maintenant. L’attentat qui a massacré l’équipe de Charlie Hebdo bouleverse, mais doit aussi faire réfléchir.
Il bouleverse tous ceux qui ont connu de près Wolinski, Cabu, Charb, Tignous, Honoré, Bernard Maris, ceux qui ont grandi, au fil des décennies, en compagnie de leurs caricatures, de leurs regards moqueurs, de leurs analyses sans concessions. Mais il bouleverse aussi – nécessairement, et profondément – ceux qui ne les aimaient pas, ne riaient guère de leurs blagues, se disaient leurs adversaires. Car une chose est d’être opposés, une autre d’entrer dans une lutte à mort. Pouvoir combattre des positions qu’on désapprouve, au sein de l’espace commun des libertés partagé avec nos adversaires, c’est le propre de l’espace public. Tuer ceux qui tiennent des propos qui déplaisent, c’est l’abjection inhumaine érigée en politique.
Au coeur de l’émotion, de l’indignation, des hommages et des mobilisations, le temps de la réflexion doit commencer. Ceci n’est pas un attentat parmi d’autres. Son but apparaît clairement : la liquidation violente des libertés. Quand furent frappées les tours de New York, le 11 septembre 2001, certains imaginaient encore que la cible était seulement les Etats-Unis et leur puissance financière… Cette fois, à moins de se vouloir aveugle, plus personne ne peut ignorer que ce sont bien les libertés fondamentales de toutes les démocraties qui sont visées. Pour les guerriers du fanatisme, rire du Prophète mérite la mort. Et la sentence devient exécutoire n’importe où, n’importe quand.
Du coup, la vieille formule « la liberté ou la mort » retrouve un sens aigu. Elle paraissait usée, presque archaïque. Périmée, à force d’être inutilement grandiloquente. Voilà soudain sa portée aiguisée à vif, à nouveau concrète, et qui nous force à choisir. Mais sur plusieurs registres. Car elle peut vouloir dire : « tu dois choisir, qui que tu sois, de respecter les libertés ou de donner au nom d’une supposée vérité ». Il n’existe aucun espace intermédiaire : soit on soutient entièrement la liberté d’expression, soit on assassine des « blasphémateurs « . Là, le choix des Français ne fait aucun doute. Les rassemblements en cours montrent combien les terroristes échouent : ils unissent ceux qu’ils voulaient diviser.
Pour les journalistes, qui mettent en oeuvre cette liberté, le choix se pose autrement, il devient : « Tu dois accepter de mourir plutôt que de te soumettre ». Le prix de la liberté de parler, de dessiner, de penser, c’est l’éventualité du bain de sang. Il faut évidemment assumer, persister et signer. Les journalistes ne cèdent pas à la peur, savent devenir modestement des héros du quotidien. Mais pour combien de temps ? Tous feront d’abord ce choix. Mais si les attentats se multipliaient ?
Le vrai choix, dès lors, concerne les moyens de la guerre. Combattre des kalachnikov avec des stylos est généreux, mais en grande partie illusoire. S’il ne faut sous aucun prétexte cesser d’écrire et de dessiner, il faut aussi mobiliser d’autres moyens de lutte – policiers, militaires. Chacun devrait envisager que cette guerre soit longue et sale, faite de sang et de larmes. Mais notre avenir en dépend.