LE PARADOXE SCHOPENHAUER
Mais que fait donc la musique dans le monde ? Telle est, au plus bref, la question sur laquelle bute la pensée d’Arthur Schopenhauer (1788-1860). A ses yeux, l’énigme est immense. « Il est très difficile de saisir le point commun du monde et de la musique, le rapport d’imitation ou de reproduction qui les unit » écrit-il au § 52 de son ouvrage majeur, Le Monde comme Volonté et comme Représentation.
Dans les trois études groupées sous le titre Schopenhauer et la musique, Santiago Espinosa demande si l’énigme est résolue, et de quelle manière. Car les paradoxes abondent dans les pages, peu nombreuses mais souvent commentées, que le maître de Francfort a consacré à la présence musicale. Elle continuerait, selon lui, même si le monde cessait. N’exprimant rien d’autre qu’elle-même, auto-suffisante, la musique se confond en fait avec ce que Schopenhauer nomme « Volonté », la réalité éternellement persistante. Voilà qui mérite éclaircissements.
Ce petit livre s’y emploie avec efficacité, malgré quelques points faibles. Ainsi la mise en perspective de la relation de Schopenhauer avec l’Orient, en particulier le bouddhisme, apparaît-elle très insuffisante, voire carrément inexacte pour un lecteur qui connaît le dossier. Mais ces erreurs sont peu de choses en comparaison des pistes de réflexion, intéressantes et diverses, que le livre fournit à propos des relations entre musique, monde et philosophie.
Si elle n’exprime rien des choses, c’est parce que la musique dit l’étoffe du monde, et non les qualités des objets qui le peuplent. C’est pourquoi elle ravit, sans parler. Sous couvert de variations, elle ne fait que répéter ceci : le réel est le réel, la vie est la vie – rien d’autre. Cette mélodie de l’éternel présent se joue dans la répétition incessante.
Le plus neuf se situe sans doute dans l’hypothèse d’une structure musicale de l’ensemble de l’œuvre de Schopenhauer. Sa place étrange dans l’histoire des doctrines, la primauté singulière qu’il accorde à l’écoute sur la vision, la construction de sa doctrine selon des variations autour d’une unique intuition centrale, tout cela serait à mettre en rapport avec ce qu’il dit de la musique. Finalement, l’ultime paradoxe de Schopenhauer, si l’on suit Santiago Espinosa, serait d’être le premier philosophe à suggérer que la pensée est la mélodie du réel.
Roger-Pol Droit
SCHOPENHAUER ET LA MUSIQUE
de Santiago Espinosa
PUF, 224 p. 16 €