Hipparchia fait l’amour dans les rues d’Athènes
Non, la philosophie n’est pas une affaire exclusivement masculine. Heureusement, cette vieille légende a commencé à sombrer. On sait de mieux en mieux que nombre de femmes philosophes se rencontrent en tous temps. A commencer par l’Antiquité grecque, longtemps cataloguée machiste, misogyne, phallique et compagnie.
Le Dictionnaire des philosophes de l’Antiquité de Richard Goulet dénombre pas moins de 101 femmes philosophes, réparties sur une dizaine de siècles. Au commencement Théanô, qui fut au sixième siècle avant notre ère disciple épouse de Pythagore et lui succéda à la tête de son école. A la fin, Hypatie, mathématicienne et métaphysicienne, lapidée à Alexandrie en 415 ap. J.-C. par des moines chrétiens fanatiques. Entre temps, une longue série de platoniciennes, de stoïciennes, d’épicuriennes… et seulement deux cyniques, dont Hipparchia, qui vécut approximativement de 350 à 280 avant l’ère commune. Elle vaut d’être découverte, car elle incarne une liberté en acte qui étonne encore.
Jeune fille de bonne famille, beau parti d’après la qualité des prétendants qu’elle éconduit, Hipparchia est née en Thrace, à Maronée, plus près de l’actuelle Istanbul que d’Athènes. Elle était destinée à faire bien vite quelque riche mariage avant d’élever ses enfants en silence au gynécée, l’espace clos réservé aux femmes. La philosophie en a décidé autrement, bouleversant son existence.
Tout commence avec son frère Métroclès. Il étudie rhétorique et philosophie au Lycée, l’école fondée par Aristote, sous la direction du vénérable Théophraste, premier successeur du maître à la tête de cette imposante institution. Déclamant un beau discours qu’il a composé, le jeune homme lâche un gigantesque pet. Mort de honte, il s’enferme, cesse de s’alimenter, veut se laisser mourir. Un de ses amis vient à son secours. Il se nomme Cratès et s’efforce de vivre « selon la nature », conformément aux enseignements de l’école cynique, fondée par Antisthène, illustrée par Diogène.
A grand renfort de pets tonitruants et d’éclats de rire, Cratès persuade le frère d’Hipparchia que « rien de ce qui est naturel ne saurait être honteux ». Les chiens (kunos en grec) n’ont ni gêne ni pudeur, et les cyniques (c’est-à-dire les « canins ») veulent en débarrasser les humains. C’est pour la jeune femme une révélation fulgurante. Elle décide de vivre, elle aussi, selon la nature. Et d’épouser Cratès. Pas beau ? Peu importe. Plus vieux qu’elle ? Elle s’en moque. Pauvre ? Quelle importance ! Elle menace de se donner la mort si on ne la laisse pas libre. Les parents cèdent.
Hipparchia et Cratès scellent donc un « mariage de chiens » comme ils disent. Ils ne se quittent plus et consomment leur union en public, n’importe où, au coin des rues. Au grand scandale des passants, au grand dam de la famille. Et en devenant, pour une longue postérité, l’exemple limite de la provocation et de l’outrance. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, va jusquà nier l’existence réelle des ébats d’Hipparchia, au motif qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous le regard d’autrui, ce qui confirme qu’il ignorait tout des orgies ou n’en voulait rien savoir.
Est-ce une philosophe ? Les textes attribués à Hipparchia sont perdus, mais la portée de ses faits et gestes va bien au-delà de l’anecdote. Elle revendique en effet une égalité totale : « les chiennes ne sont en rien inférieures aux chiens« , aurait-elle proclamé. Surtout elle s’évade, avec force et allégresse, du silence où son temps veut enfermer les femmes et refuse d’être enclose entre le métier à tisser et la progéniture. Hipparchia tient tête, s’affiche, s’exhibe. En se délestant ainsi des obligations sociales et culturelles, elles donnent à voir leur artifice et leur pesanteur – par des actes, et plus efficacement sans doute que par de longs discours. Malgré tout, on évitera de conclure que faire l’amour dans la rue suffit pour être une philosophe, ce qui serait hâtif.
A lire :
- M.E. Waithe, Ancient women philosophers, Boston, 1987
- Richard Goulet, Dictionnaire des philosophes antiques. Éditions du CNRS, 2000, T. III, , p.742-750.