« Figures de la marginalité dans la pensée grecque », de Maxime Chapuis
MARGINAUX DE LA GRÈCE ANTIQUE
Vivre selon la nature. Ce fut le projet, dans la Grèce classique, des premiers philosophes cyniques, comme Diogène de Sinope (413-327 av. J.-C.), dont les provocations ont traversé les siècles. La nature ignorant les conventions sociales et tous les artifices de la civilisation, la vie quotidienne des cyniques se révèle continûment subversive. Sans domicile, sans pudeur, sans politesse, Diogène se masturbe en public, pisse dans les salons, mange cru et parle cru. Ce « Socrate devenu fou », comme dit Platon, met en acte la première contestation radicale des lois humaines.
Même l’empereur Alexandre et son pouvoir ne se voient reconnaître aucune supériorité : « Ote-toi de mon soleil », lui dit le philosophe. Travail, propriété, mariage et même prohibition de l’inceste se trouvent donc directement mis en cause comme autant d’inventions contraignantes dont la nature n’a cure. On sait mieux, aujourd’hui, qu’une véritable doctrine philosophique soutient cette subversion sans pareille. Malgré la disparition de quantité de traités, les chercheurs contemporains, à la suite des travaux fondateurs de Marie-Odile Goulet-Cazé en particulier, reconstituent l’architecture intellectuelle du cynisme, par-delà les anecdotes et scènes de genre.
Délibérément hors du centre de la cité
Le travail accompli par Maxime Chapuis, actuellement professeur de philosophie à Sao Paulo (Brésil), est particulièrement éclairant de ce point de vue. Car il ne se contente pas de reprendre les matériaux déjà connus mais les réorganise autour d’une élaboration originale du concept de marginalité. Exclus et marginaux ne se confondent pas. Dans l’Athènes classique, femmes et esclaves sont des exclus, privés de tout pouvoir par un système social qui les maintient en position de dominés. Au contraire, ces marginaux que sont les cyniques se placent eux-mêmes, délibérément, hors du centre de la cité, afin de faire voir comment fonctionnent ses pouvoirs illusoires.
Au sein même de la cité, les cyniques sont au-dehors et font saillir les mécanismes invisibles faisant tenir l’ensemble. Sans demeure, ils mettent en lumière ce que les maisons signifient. Sans patrie, ils donnent à voir la clôture de l’Etat sur lui-même. Vivant en permanence sous le regard de tous, ils font prendre conscience des murs que construisent éducation, décence et convenances.
Maxime Chapuis poursuit sa démonstration au fil de chapitres thématiques très documentés. Ils permettent de voir ébranlées jusque dans leurs fondements la politique, l’économie, la morale. Qu’il s’agisse de la famille, des dieux, de la mort et des sépultures, rien ne reste en place. En tous domaines, les cyniques s’emploient, selon une de leurs expressions favorites, à « falsifier la monnaie », c’est-à-dire à dévaloriser les convictions qui circulent entre tous et semblent rencontrer le plus de crédit.
Ultime leçon de ce remarquable travail : le miroir que tendent à la société ces marginaux volontaires rend possible la conception d’autres mondes. Ils ne disent pas : « Regarde-toi, pour savoir qui tu es », mais plutôt : « Maintenant que tu t’es vu, artificiel et dénaturé, imagine ce que tu pourrais devenir d’autre. » On l’aura compris : l’actualité de ces bougres est plus aiguë que jamais. Seul détail qui fâche : le prix excessif de ce volume dissuadera les lecteurs qui s’en nourriraient le mieux. Diogène se débrouillerait pour se le procurer.