« Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs », d’Ilaria Gaspari
LA VIE TRÈS ÉMOTIVE D’ILARIA GASPARI
C’est un genre littéraire malcommode à situer. Pure fiction ? Non. Travail exclusivement conceptuel ? Non plus. Le mélange des deux est constant, au fil d’un récit intime dont l’autobiographie fournit la trame. Peut-être devrait-on forger le terme d’« ego-philosophie », puisqu’on parle désormais couramment d’ego-fiction et même d’ego-histoire. Quelques grands ancêtres ont inventé jadis cette discipline plutôt rare. Devant ses juges, Socrate réfléchit en se racontant, et devant ses amis en buvant la ciguë. Et Montaigne, Rousseau, Diderot, Nietzsche ont exploré, chacun à sa manière, les ressources inattendues du récit de soi qui donne à penser. En évitant de l’écraser sous pareil héritage, on doit considérer qu’Ilaria Gaspari s’inscrit dans cette veine.
Elle est une des rares, parmi les contemporains, à combiner avec autant d’humour et de verve la description de ses états d’âme, l’histoire de la philosophie et l’analyse de notre époque. Car elle n’a pas oublié, en devenant savante, la petite fille anxieuse qu’elle a été, ni ses peurs, ni ses surexcitations, ni ses colères et ses émerveillements. Pas plus qu’elle n’a perdu, en se formant à la vie académique, une vivacité de plume qui rend ses textes allègres sans devenir futiles. Ce qui nous vaut, aujourd’hui, un livre charmant, drôle et intelligent.
Les émotions, vitales et irremplaçables pour avancer dans la pensée
Ne pas se fier au titre, Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs, inutilement trompeur. Car c’est une promenade dans les souvenirs, les siens et ceux de la culture européenne, que propose cette philosophe styliste. Elle arpente ce qui rend les émotions vitales, et irremplaçables pour avancer dans la pensée. Une tradition philosophique revêche mais tenace a pris les passions pour des égarements troublant la raison, faussant les jugements et devant être mises en bride. A rebours de cette mise à l’écart, la romancière et essayiste éclaire la puissance féconde de nos émotions.
Elles paralysent parfois avant de se montrer stimulantes. Même l’anxiété, qui fige et tétanise, devient un moteur utile. Même la jalousie, qui ferme le monde, révèle une subtile inventivité. Même la colère est formatrice, et plus encore la gratitude… L’explication est librement développée sur une tessiture très singulière. Car Ilaria Gaspari excelle à passer de la terreur qui fige, sur le carreau gris de la salle de bains, une enfant de 5 ans s’affolant à l’idée d’être un jour adulte, à la figure d’Electre dans la tragédie de Sophocle, et aux leçons qu’on en peut tirer encore aujourd’hui. Dans ces confessions d’une jeune femme du siècle (elle est née en 1986), tout est personnel. Mais chaque détail devient occasion de penser, et se révèle donc virtuellement universel, qu’il s’agisse de difficultés à s’immerger dans la musique ou de la peur du mauvais œil. Jusqu’à la découverte finale de la gratitude, par la grâce d’un chien adopté, « trouvé derrière les barreaux d’une cellule, dans un chenil ».
Ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de Pise, helléniste, docteure en philosophie de la Sorbonne et journaliste en Italie, Ilaria Gaspari jongle allègrement avec des cocasseries volontaires et des étymologies gréco-latines, glisse de ses tribulations intimes aux références d’une vaste culture sans raideur. On aura compris deux choses : mieux vaut ne pas rater ce texte inclassable, et se souvenir d’un nom qui devrait faire son chemin.