La mort du philosophe belge Michel Meyer
Le philosophe belge Michel Meyer, né le 11 novembre 1950 à Bruxelles, est mort de manière soudaine, le 23 mai, à son domicile de Waterloo, à l’âge de 71 ans. Il laisse une œuvre de grande ampleur, par le nombre de ses ouvrages (plus d’une trentaine), la diversité des thèmes abordés et, surtout, l’envergure de ses analyses.
Agrégé de philosophie en 1973, année où il fut également diplômé en sciences économiques, puis docteur en philosophie (1977), il a travaillé d’abord auprès de Chaïm Perelman (1912-1984), auteur notamment d’un Traité de l’argumentation (avec Lucie Olbrechts-Tyteca, Editions de l’Université de Bruxelles, 1958) devenu classique, avant de succéder à son maître à la chaire de l’Université libre de Bruxelles.
Comme Perelman, dont il a contribué à faire connaître l’œuvre et la pensée, Michel Meyer accorde une grande importance à la Rhétorique d’Aristote et aux analyses des auteurs antiques relatives à l’argumentation, en cherchant à mettre en lumière leur pertinence pour aborder les nombreuses activités contemporaines liées à la communication et à la persuasion, centrales dans le domaine politique comme dans le commerce et la publicité.
Toutefois, il a œuvré à renouveler en profondeur cet héritage, en focalisant l’attention sur les questions elles-mêmes plutôt que sur les réponses. Ce qui caractérise sa démarche est en effet une volonté constante de renouveler l’impulsion première de l’interrogation philosophique, en veillant à ne jamais l’enfermer dans aucune chapelle ni aucune spécialisation scientifique. Au cours de plusieurs décennies d’enseignement et d’écriture intense, il a cherché à montrer comment le questionnement devait sans cesse traverser connaissances acquises et certitudes apparentes, pour mieux les remettre en mouvement, et révéler combien les réponses, à leur tour, posent problème.
« Problématologie »
Alors que presque toute la tradition philosophique est demeurée préoccupée par la recherche de certitudes, l’originalité de Michel Meyer fut de montrer que la philosophie constitue avant tout une pratique méthodique de l’interrogation sans fin. Il a nommé « problématologie » cette étude du questionnement, de ses règles et de sa fécondité. Négligée autrefois, cette investigation est devenue, à ses yeux, indispensable aujourd’hui. Car nous vivons un temps où « tout est devenu problématique : le rapport à autrui, les valeurs, la famille, l’histoire, sans compter ce que nous sommes (…). Dans un monde fragmenté comme le nôtre, les questions sont partout », disait-il dans un entretien accordé, en 2008, au Monde.
Le philosophe a consacré plusieurs livres marquants à ce changement d’optique qui conduit à considérer les problèmes non plus comme des obstacles ou des entraves, mais bien comme l’« oxygène de la pensée ». Entamée avec De la problématologie (Mardaga, 1986, Le Livre de poche, 1994), développée avec l’ouvrage décisif Questionnement et historicité (PUF, 2000, « Quadrige », 2011), la méthode est résumée de manière simple dans le « Que sais-je ? » La Problématologie (PUF, 2009). Encore fallait-il mettre cette méthode en pratique, montrer comment elle permet une approche nouvelle des grands thèmes philosophiques.
C’est ce que fit Michel Meyer en traitant successivement du langage, de l’éthique et de la société dans trois ouvrages de fond : Principia Rhetorica (Fayard, 2008, « Quadrige », 2011), Principia Moralia (Fayard, 2013) et Principia Politica (Vrin, 476 pages, 22 euros). Ce triptyque, qu’un volume sur l’esthétique devait compléter, se caractérise par un même souci : dégager, pour chaque domaine, l’engendrement des questions-clés. Impressionnants par l’étendue des savoirs mobilisés et peut-être plus encore par le courage d’affronter, avec une volonté pédagogique constante, des interrogations immenses – comment marchent les échanges de paroles ? d’où proviennent les jugements moraux ? qu’est-ce que faire société ? –, ces livres ont en commun de placer au centre de leurs analyses l’idée féconde d’une distance mobile entre les êtres parlants, moraux, sociaux, capable d’expliquer leurs accords et désaccords, ententes et mésententes.
Savant et sensible
Longtemps directeur de la collection « L’interrogation philosophique », aux Presses universitaires de France, responsable de la Revue internationale de philosophie, qui publie chaque trimestre un numéro spécial, auteur de plusieurs titres édités exclusivement en anglais, cet esprit encyclopédiste a consacré également des livres aux passions, à l’esthétique, à la littérature, à l’histoire, à la psychanalyse, au théâtre, à Kant, naguère, et dernièrement à Descartes. Ces activités multiples de Michel Meyer ont peut-être empêché qu’on estime à leur juste importance ses travaux de fond, qui restent encore à découvrir dans leurs implications profondes.
Parce que le cloisonnement des spécialités lui paraissait funeste, cet intellectuel souhaitait que rien d’humain ne lui devînt étranger. C’est pourquoi cet homme, affable mais secret, sociable mais pudique, a su incarner, de manière somme toute assez rare parmi nos contemporains, une figure de philosophe à la fois savant et sensible, rationnel et passionné, théoricien cohérent et observateur attentif du monde réel. La souffrance ne lui était évidemment pas inconnue. Derrière son apparente distance ou sa bonhomie affichée affleuraient des cicatrices d’enfance. Un roman, Intoxication à l’héritage (L’Harmattan, 2015), les fait entrevoir, en décrivant sur un registre très noir, d’un pessimisme qui n’a rien à envier à Schopenhauer, les relations sans pitié d’une famille sordide.
Ceux qui furent de ses amis – c’est le cas de l’auteur de ces lignes – savaient son cœur fidèle et sa générosité sans faille. S’il pouvait paraître rugueux, caustique, ou sarcastique dans certaines circonstances, c’était par mesure de sécurité, de protection personnelle. Quand il s’agissait de penser, en revanche, il prenait tous les risques, à commencer par celui de poser, encore et toujours, de nouvelles questions. Dérangeantes, ou démesurées. A quoi l’on reconnaît les philosophes.
Michel Meyer en quelques dates
11 novembre 1950 Naissance à Bruxelles
1984 Succède à Chaïm Perelman à l’Université libre de Bruxelles
2000 « Questionnement et historicité » (PUF)
2008 « Principia Rhetorica » (Fayard)
2022 « Principia Politica » (Vrin)
23 mai 2022 Mort à Waterloo (Belgique)