PLATON À PARIS, EN 1900, AVEC ÉLIE HALÉVY
Ce fut une sorte d’Âge d’or pour la philosophie universitaire française. A la charnière du XIXe et du XXe siècle, une efflorescence de thèses de haute tenue et de sociétés savantes en témoignent. Bon nombre de ces travaux, souvent oubliés, valent d’être redécouverts. Pas seulement par curiosité historique. On y trouve en effet quantité d’analyses intelligentes et informées – formulées, de surcroît, dans une langue précise et sobre.
Pour s’en rendre compte, il suffit de lire La théorie platonicienne des sciences, publiée en 1896 par la librairie Félix Alcan. L’auteur est un jeune homme de 26 ans brillamment doué. Élie Halévy (fils de Ludovic, le célèbre librettiste d’opéra d’Offenbach) est entré à vingt ans à l’Ecole Normale supérieure. Il s’y est lié d’amitié notamment avec le futur philosophe Alain, avec Léon Brunschvicg, et surtout avec Célestin Bouglé, qui marquera de son empreinte la sociologie française. L’agrégation en poche, il vient de fonder, avec Xavier Léon, La Revue de Métaphysique et de Morale, qui continue de paraître depuis 130 ans.
Parallèlement, il s’est mis à lire, en grec et en français, tout Platon, histoire de comprendre comment marche cette grande œuvre fondatrice mais souvent déconcertante. « Écrire un Platon », éclairer si possible « tous les points obscurs », voilà bien une entreprise « folle », comme dit le téméraire dans ses lettres à Bouglé, ami et confident. Mais il parvient à ses fins, en moins de quatre ans, à force d’enthousiasme, d’inconscience et de sagacité. Le résultat est cohérent et limpide, car Élie Halévy s’attache essentiellement à dégager le projet global du maître grec. Du dédale des dialogues, il extrait les axes d’un système.
Il a buté d’emblée sur cette difficulté bien connue : la disparité des dialogues platoniciens. Les uns se terminent en impasse, sans solution au problème posé. Les autres échafaudent une théorie et construisent une doctrine. Comment expliquer ces aspects opposés ? Une réponse habituelle attribue à l’héritage de Socrate les trajets sans issue, et à la création de Platon ceux où s’élaborent un édifice philosophique. Le choix d’Elie Halévy est différent.
Il conserve l’opposition de ces deux faces, mais en les rattachant à un seul et même dessein philosophique, celui d’une connaissance dialectique (adjectif qui veut dire, en grec ancien, « dialoguée »). La dialectique négative « nous délivre de l’illusion du savoir » engendrée par nos mirages, la dialectique positive forge les définitions ultimes de la justice, du beau, du politique. Ainsi organisée, cette lecture du corpus platonicien développe une série de mises en perspective originales, concernant notamment l’éducation et la morale, ou bien les places respectives de la physique ou de l’organisation la Cité dans l’univers du platonisme.
Bien que ce Platon soit teinté de Kant et de Hegel, comme l’a remarqué un compte-rendu contemporain, il vaut le détour. Il permet aussi de découvrir la jeunesse méconnue de cet auteur. Devenu par la suite un pilier de Sciences Po, Élie Halévy s’est consacré à l’étude de l’utilitarisme et du radicalisme et à l’histoire du peuple anglais au XIXe siècle. Longtemps, son nom demeura connu uniquement pour son dernier ouvrage, L’ère des tyrannies (paru en 1938, un an après sa mort), où il est l’un des tout premiers à rapprocher fascisme et communisme. La réédition de son Platon, qui s’inscrit dans ses Œuvres complètes en cours de publication, confirme que ce penseur est à redécouvrir.
LE MOMENT PLATON
La théorie platonicienne des sciences
Elie Halévy philosophe I
Edition critique et introduction de Vincent Duclert
Elie Halévy Œuvres complètes, IV
Les Belles Lettres, 390 p., 37 €