Le « grand homme », une espèce en mutation
Au fronton du Panthéon, où viennent d’entrer quatre figures de la Résistance, deux hommes et deux femmes, cette inscription que chacun connaît : « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante « . Comprenons-nous encore la signification de cette phrase ? Ce n’est pas sûr du tout. Certes, nous célébrons le devoir de mémoire, les vertus républicaines, les valeurs qui ont guidé des vies exemplaires. Mais nous ne savons plus exactement ce que signifiait « la Patrie » au temps de la Révolution française, et moins encore ce qu’évoquait la notion de « grands hommes « . Pour en avoir une idée, il faut faire quelques pas en arrière.
Le « grand homme » est une création des Lumières. L’Antiquité avait connu les demi-dieux, les conquérants d’exception, les génies créateurs. Elle leur attribuait des exploits, elle ne leur accordait pas le pouvoir de forger l’histoire. En 1775, l’abbé Lhomond rédige son « De Viris Illustribus Romae », qui sera pour des générations le premier manuel d’apprentissage du latin : son choix des hommes illustres pour expliquer l’histoire romaine appartient à l’esprit des Lumières. Du moins en partie, car les héros militaires se distinguent des « grands hommes ». Voltaire le précise : « J’appelle « grands hommes » tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de province ne sont que des héros. » Rois, empereurs et princes ne figurent donc pas au rayon « grands hommes « . Les souverains détiennent le pouvoir, mais sont généralement dépourvus des vertus, des qualités personnelles, de l’amour du bien public qui caractérisent l’homme qui imprime sa marque à l’histoire.
Tel était le grand homme : un mâle capable par ses qualités d’exception de forger l’histoire, d’infléchir son cours, de lui ouvrir de nouvelles perspectives. S’il est grand, c’est qu’il soude et façonne un peuple, en lui donnant des lois, en lui offrant un champ de connaissances inédites, en portant un art à sa perfection. Le grand homme ne vit pas pour lui-même, ne crée pas à son usage. C’est un bienfaiteur du genre humain. Il en est aussi « l’instituteur « , comme on disait. Comprenez : celui qui donne un cadre, des règles, des institutions. Ce démiurge puisait dans son propre fonds de quoi sculpter un destin qui allait lui survivre. Carlyle, en 1841, dans « On Heroes, Hero-Worship and the Heroic in History « , a revivifié cette figure du libre créateur. Pourtant, elle est était déjà largement corrodée.
Car ce qui va dominer, avec Hegel, puis Marx, avec Auguste Comte, puis Michelet, si différents qu’ils soient, c’est un autre paysage philosophique et historique. La logique interne des événements va l’emporter sur le rôle des individus. Des processus collectifs – esprit du temps, génie des peuples, évolutions économiques – mettent fin au règne des génies dotés de superpouvoirs. Les grands hommes ne sont plus conducteurs des peuples. Ils deviennent leurs représentants, voire leurs simples porte-voix. Au lieu d’être des causes de leur temps, ils en deviennent les conséquences – d’abord remarquables, vite négligeables. « Les masses font tout, les grands noms peu de choses », conclut Michelet en 1866.
Faut-il en conclure que le Panthéon ne sert plus à rien ? Que les cérémonies sont vaines, les éloges inutiles, les honneurs mal à propos ? Nullement. Il s’agit seulement de comprendre ce que nous faisons, nous qui vivons à une époque où l’histoire se conçoit de manière toute différente, privilégie la longue durée, les processus objectifs, les facteurs non humains, se défie des modèles. Les « grands hommes », tels que les concevaient les Lumières, ont disparu. Le devoir de mémoire a remplacé la philosophie de l’histoire aussi bien que le culte des héros. A la place de ces accoucheurs de siècles, nimbés de légendes et d’éclat, nous rencontrons aujourd’hui des existences réelles, des destins valeureux, des femmes et hommes incarnant, au milieu des tourmentes, le refus d’abdiquer. Fini les génies-forgerons. Nous restent des étincelles d’humanité, scintillant dans les maelströms de la destruction. Sans doute est-ce très différent. En apparence, ce modèle est moins vaste, moins exaltant. Mais il est plus réel, et finalement plus vrai. Celles et ceux qu’on honore à présent ne sont pas des mythes, mais des êtres de chair et d’idées. La Patrie pourrait bien être reconnaissante aux grands hommes d’avoir disparu. En mutant, ils ont laissé place à de grands vivants.
Cette chronique doit certains éléments à l’étude d’Alice Gérard, « Le Grand Homme et la conception de l’histoire au XIXe siècle « , « Romantisme » n° 100, 1998-2, p. 31-48.