Savoir ce qui est simple n’est pas si simple
Le gouvernement vient d’annoncer 92 mesures nouvelles pour rendre plus simple, en France, la vie administrative des particuliers et des entreprises. Au total, on dépasse à ce jour les 350 mesures de simplification. A lui seul, ce chiffre constitue déjà un maquis réglementaire tellement enchevêtré qu’il semble difficile d’attendre autre chose que des résultats ponctuels, dispersés, contrastés. Faire vraiment simple, à grande échelle, en grand format, exigerait du temps, des efforts, une vision. Et une tournure d’esprit qui n’est pas réellement le fort de notre pays. Surtout, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle simple. Or ce n’est pas si évident. Au-delà des pesanteurs historiques, sociologiques, psychologiques qui entravent une simplification profonde, il existe une difficulté proprement philosophique : définir ce que simple veut dire.
On croit que c’est sans problème. On se trompe, car l’idée même de « simple » a changé plusieurs fois de sens et de contenu. Pour la pensée métaphysique classique, « simple » n’est pas le contraire de « difficile » ni même de « compliqué ». « Simple » s’oppose à « composé ». Aristote et toute une longue postérité à sa suite appellent simple « ce qui n’a pas de parties « , les éléments premiers, non décomposables. Il existe donc, dans cette perspective, des ensembles composés, faits de mélanges et de juxtapositions de diverses substances, idées ou sensations. Quand on fait le tri, quand on décompose, restent les éléments simples, à la fois premiers et ultimes. Tout ce qui est simple, parce que indécomposable, joue en quelque sorte le rôle d’atomes, ou de briques, pour élaborer l’infinie diversité du monde physique et du monde mental.
Avec Descartes et ses successeurs, simple commence à s’opposer à compliqué, en un sens logique et mathématique bien précis : chaque étape du raisonnement est simple, alors que le parcours, enchaînant une multitude d’étapes, est compliqué. Le secret de la méthode cartésienne n’est rien d’autre que cela : décomposer une longue suite de démonstrations en unités logiques qu’il est possible de parcourir pas à pas, alors que l’ensemble ne peut être embrassé d’un seul regard. Du coup, ce qui apparaît d’abord insoluble et inabordable, parce que trop compliqué, touffu, enchevêtré, peut être transformé en suite d’unités discrètes. Ce qui est compliqué n’est en fait que l’accumulation d’étapes simples. Il suffit de les parcourir dans l’ordre, par enchaînements successifs, pour que cesse la complication.
Ce n’est plus le cas avec la complexité. Car, au XXe siècle, simple ne s’oppose plus à ce qui est « compliqué « , mais à ce qui est « complexe », caractérisé par le fait qu’il n’est pas simplifiable. En effet, dans les systèmes complexes – qu’ils soient physiques, biologiques, sociaux, informationnels -, l’interdépendance des différents éléments domine. Le fonctionnement est marqué par les processus de rétroaction, les boucles de récursivité, comme l’ont montré, entre autres, les travaux d’Edgar Morin et de Jean-Louis Le Moigne. Cette fois, pas moyen de décomposer : tout est lié ! Impossible, donc, de « simplifier » un tel système. Pire : croire que c’est possible a toutes les chances de produire des effets pervers, des résultats inverses de ceux escomptés…
Enfin, dans cette succession de significations, on n’oubliera pas que « simple » est aussi un synonyme trivial de « facile ». Simplifier veut dire rendre aisé, léger, cool, fluide. On attend de ce qui est plus simple qu’il soit plus rapide, moins ennuyeux, qu’il se fasse vite oublier. Sans doute est-ce à présent cette signification qui a pris le pas sur toutes les autres. « Simplifions » est l’équivalent de « gagnons du temps », « dépensons moins d’énergie en vain ». Personne ne dira que c’est négligeable. Il serait malséant de croire que c’est criticable. Il s’agit toutefois de demander si cette vision de surface est suffisante, si elle est capable d’atteindre ses propres objectifs. Il y a de fortes chances que ce ne soit pas le cas. Pour avancer, il faudrait que toutes les dimensions du « simple » soient prises en compte ensemble et dans leurs interactions. Mais, justement, ce n’est pas simple…