L’Etat-nation, une espèce en voie de disparition
Depuis cinq jours, la Catalogne a une majorité d’élus indépendantistes, sans une majorité de voix pour l’indépendance. L’Ecosse, il y a quelques mois, a fait trembler le Royaume-Uni de manière comparable. Depuis longtemps, nombre de Basques et de Corses désirent s’émanciper. D’autres régions encore, en Europe, sont animées de désirs d’autonomie. Les situations sont chaque fois différentes, les cas toujours spécifiques, certes. Mais, en ouvrant grand la focale, ces faits dispersés dessinent une évolution politique en cours. Car les Etats-nations européens se trouvent contestés par des régions en même temps qu’ils se démettent de prérogatives essentielles au profit de l’Europe. Ils semblent pris en tenaille entre l’infra et le supra-étatique, tout en voyant échapper à leur contrôle, pour cause de mondialisation, les flux financiers, les stratégies industrielles, les échanges d’informations. Triomphante au XXe siècle, la forme Etat est peut-être en train de muer.
Ce n’est pas le « dépérissement » qu’annonçait Marx dans une société socialiste. Plutôt un effritement, fait de corrosion et de paralysie, un amoindrissement sans disparition. Cette mutation revêt quantité de formes, sans déboucher pour l’instant sur aucun paysage clairement dessiné. Mais elle signale que s’achève sans doute le règne de l’Etat-nation, qui, à l’échelle des siècles, est somme toute récent. Cet Etat constitutionnel, fondé sur un principe juridique et politique rationnel, incarnant l’« universel concret », pour reprendre les termes de Hegel, s’est imposé seulement au XIXe siècle. A ce moment, la forme Etat semblait devenue le modèle ultime d’organisation du politique : en parlant de « fin de l’histoire « , Hegel affirme simplement qu’il n’y aura plus d’autre configuration du pouvoir Des événements historiques pourront toujours survenir, l’évolution des formes politiques est réputée close.
En parlant à son tour de « fin de l’histoire » – dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin -, le politologue américain Francis Fukuyama ne disait pas autre chose que Hegel. Il soutenait que la structure politique de la démocratie parlementaire s’est imposée à la planète, ou bien va s’imposer là où ce n’est pas encore fait, sans concurrent crédible ni relève concevable. Pourtant, aujourd’hui, il semble de moins en moins évident qu’on puisse être si catégorique. Ce qui resurgit en effet, dans les phénomènes indépendantistes comme dans les difficultés et même les revers que subissent les Etats, ce sont bien les questions clefs du XIXe siècle : minorités, nationalités, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le triomphe des Etats a fait croire qu’elles étaient réglées, à tout le moins reléguées à l’arrière-plan. Ce n’est plus le cas. Reste à savoir vers quoi, à terme, cette effervescence peut conduire.
Des indications sont à chercher dans les étapes antérieures au règne massif des Etats modernes. Dans l’Europe du XIXe siècle, la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne sont unifiées, mais l’Italie et l’Allemagne ne le sont pas. Le pouvoir politique y est fragmenté à l’extrême, partagé en une myriade de modèles : principautés, duchés, ports francs, cités souveraines coexistent, se concurrencent ou se fédèrent. Dans l’Italie de la Renaissance – tout lecteur de Machiavel le sait -, les cités ont chacune leur armée ou leurs prestataires de services guerriers, leur politique étrangère, leurs alliances et leurs renversements d’alliances. L’Antiquité offrirait d’autres exemples encore : aux petites patries des Grecs a succédé le formidable empire des Romains, capable d’englober d’innombrables types de pouvoirs locaux et de les soumettre sans les désintégrer.
L’histoire ne repasse pas les plats, cela va de soi. Il serait donc trompeur d’imaginer un quelconque retour, à l’identique, de ces formes politiques anciennes. Mais il y a de fortes chances que s’inventent peu à peu, dans les temps qui viennent, des structures politiques en archipel, des réaménagements des privilèges régaliens, des formes d’autonomie relative. Il se pourrait même que reviennent sur le devant de la scène, sous des habits neufs et de nouvelles aventures, ces acteurs d’autrefois : chefferies, zones tribales, frontières floues, comme autant de mailles desserrées au sein de grands empires. Nous sommes sans doute loin d’être au bout de nos surprises.