LE PHILOSOPHE, LE PROPHÈTE ET LE GOUVERNANT
Il figure depuis peu dans la liste officielle des philosophes du baccalauréat. Malgré tout, Avicenne (980-1037) demeure relativement peu connu et peu lu en dehors du cercle des spécialistes – médiévistes, arabisants, islamologues – qui scrutent une œuvre immense, rédigée en arabe et en persan, où voisinent traités de médecine et de métaphysique, logique et théologie, fidélité au Coran et interprétations d’Aristote. Car cet enfant prodige – qui enseignait à seulement dix-sept ans, dit-on, à l’hôpital de Boukhara, sa ville natale, dans l’actuel Ouzbekistan – ne séparait pas révélation et raison, inspiration prophétique et analyses conceptuelles. Comme ses prédécesseurs de « l’islam des lumières » (Al-Kindî, Al-Fârâbî), Avicenne, philosophe au sein de la révélation coranique, jamais en dehors, ni pour en mener la critique, mais pour en intensifier l’unité.
C’est ce que confirme sa doctrine de la prophétie, que scrute le nouveau livre de Meryem Sebti, une étude fort savante, novatrice en son domaine, centrée sur les articulations d’un texte crucial du philosophe, spécialement traduit pour cet ouvrage. Collaboratrice du Monde des Livres, cette chercheuse du CNRS travaille également à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. On lui doit des travaux sur Avicenne et sur la philosophie arabe médiévale qui ont fait connaître son expertise. On ne s’étonnera donc pas que ce volume ne soit pas destiné aux débutants. Sa lecture suppose d’être déjà familiarisé avec les préoccupations et perspectives de ces philosophes, autant le souligner pour éviter aux novices une déconvenue.
Reste que l’ouvrage est important, et pas seulement pour son analyse érudite. Il touche en fait à des questions fondamentales de la pensée philosophique islamique, en particulier les conceptions de l’éthique et du politique. En effet, Meryem Sebti met en lumière combien le prophète n’est pas conçu par Avicenne simplement comme un messager transmettant aux humains la loi divine. Sa nature témoigne d’une continuité entre monde céleste et monde terrestre, entre intelligible et sensible. Sa nécessité atteste aussi d’une intervention divine dans l’histoire, dont les conséquences sont extrêmement concrètes, puisque selon Avicenne les normes éthiques, qui président également au pouvoir politique, ne peuvent se déduire de la raison seule.
Faute d’une éthique purement rationnelle, les valeurs et les normes doivent être révélées. Dès lors, la fonction du prophète connaît une extension considérable. Il devient le garant de la morale, qui peut permettre aux hommes de vivre harmonieusement sans se déchirer. Il devient aussi le garant de la vie politique et de la loi collective, qui permet de fonder la cité vertueuse. Loin de se cantonner au domaine du salut, le rôle du prophète se trouve alors conçu comme étant à la fois métaphysique, éthique et politique. On se trouve bien face à une doctrine à la fois philosophique et religieuse, qui se veut complète et cohérente.
Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’elle soit vraie pour autant, ni qu’il faille la partager. Mais cela permet de rappeler une évidence trop souvent oubliée : l’âge d’or de l’islam philosophique offre une toute autre image du monde musulman que les simplifications malveillantes qu’on en fabrique, ou que les caricatures que le terrorisme djihadiste en donne. Par les temps qui courent, ce n’est pas inutile.
AVICENNE
Prophétie et gouvernement du monde
de Meryem Sebti
Cerf, « Islam – Nouvelles approches », 314 p., 24 €