À CHEVAL AVEC MONTAIGNE AUJOURD’HUI
Le 22 juin 1580, au pied de son château d’Eyquem, Michel de Montaigne enfourche son cheval. La scène est banale. La destination ne l’est pas. Il a en effet pour projet de se rendre à Rome, découvrant des pays et des gens, conversant et ruminant, au gré de ses humeurs et des hasards de la route. Cette « vagabonde liberté » du philosophe – le plus sage et le plus fou, tout ensemble, de nos classiques – Gaspard Koenig a forgé le projet insolite de la vivre, à son tour, quatre cents ans plus tard, pratiquement dans la même situation.
Il est donc parti, à cheval, le 22 juin 2020, du lieu où vécut Montaigne pour rejoindre, 2 500 kilomètres plus tard, la Ville éternelle. Cinq mois en selle, parcourant notamment le Périgord, le Limousin, la Champagne, l’Alsace et la Bavière, avant de rejoindre la place Saint-Pierre en traversant les Apennins et la Toscane. Reste que cheminer en Europe sur une jument, aujourd’hui, n’a plus grand-chose à voir avec semblable périple à la Renaissance. Dans l’ensemble, paysages et régions sont les mêmes. Mais tout le reste a changé, les chemins comme les lois, les gens comme les villes. Et ces écarts innombrables, autant que ces rares fixités, donnent à explorer et à penser.
C’est pourquoi l’étrange et belle déambulation dont Gaspard Koenig publie aujourd’hui le récit détaillé est toute autre chose qu’une simple randonnée équestre. Normalien, agrégé de philosophie, romancier, essayiste et journaliste, il explore en effet, d’un seul et même mouvement, la France et ses paradoxes, l’époque et ses ambiguïtés, sa propre personne et ses évolutions. Tout le charme de ce gros volume, où rien ne paraît long, tient à cette fine teinture de Montaigne, assez subtile pour n’être pas un décalque.
Ainsi, avec vive nonchalance et candeur intelligente, le cavalier pérégrine-t-il de sous-bois en centres commerciaux, de néoruraux en artisans, des merveilles de l’hospitalité aux arguments en faveur d’un revenu universel. Chemin faisant, il peste, entre autres, contre le cauchemar des réglementations (« Nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble » notait déjà Montaigne), s’étonne de rencontrer en chair et en os un « facho », pur jus se réjouit de l’accueil germanique, se consterne de la froideur toscane.
Vagabondant ainsi avec Destinada (la jument, modèle de sagesse en son genre), Gaspard Koenig s’exerce surtout, en sous-main, à se déprendre des oripeaux sociaux et des carcans intérieurs. Il désapprend donc bien des choses, au fil des semaines, avec bonheur. Pour mieux monter à cheval, il lâche la bride. Pour n’être pas pris au dépourvu, il cesse de tout prévoir. Pour découvrir les autres, il cesse de les juger. Cette mutation de soi, que Montaigne n’aurait pas reniée, est sans doute l’aspect le plus attachant du livre.
On y découvre par exemple, remarque socio-économique, comment les maréchaux-ferrants, désormais peu nombreux, ont des agendas « qui ressemblent à ceux des ministres » et des tarifs qui évoquent « ceux des avocats ». On y apprend surtout, leçon philosophique, qu’on pourrait bien, à cheval, aujourd’hui comme hier, parvenir à se détacher peu à peu de ses propres fers – biens matériels, barrières sociales, ambition…
Reste à savoir, évidemment, si pareille libération est faisable ou non, durable ou pas, imaginaire ou réelle. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire.
NOTRE VAGABONDE LIBERTÉ
À cheval sur les traces de Montaigne
de Gaspard Koenig
Éditions de l’Observatoire, 576 p., 21 €