QUAND L’ESCALADE EST PHILOSOPHIQUE
« Arrivé au sommet, continue de grimper » dit un proverbe zen. A sa manière, cette vieille maxime indique la parenté, plus étroite qu’on ne pense, entre escalade et philosophie. Même sensation de paroi verticale, qu’on ne sait d’abord comment agripper. Identique nécessité d’utiliser la moindre prise pour progresser peu à peu, point par point. Surtout, un semblable vertige : le vide en-dessous et au-dessus, le sentiment d’être happé, l’angoisse que ça n’en finisse jamais, la joie étrange de voir les perspectives transfigurées.
Bien sûr, cette proximité n’est pas une découverte. Nietzsche pratiqua des courses en altitude physiques et métaphysiques à la fois, plaçant même toute de sa démarche sous ce signe. Plus près de nous, le philosophe et écrivain suisse François Gachoud, auteur de Sagesse de la montagne (Saint-Augustin, 2007) a publié également un excellent opuscule intitulé La philosophie comme exercice du vertige (Cerf, 2011) où il explore les affinités entre sommets de granit et doutes radicaux. Récemment, Etienne Klein est revenu sur ce thème dans Psychisme ascensionnel, un livre d’entretiens avec Fabrice Lardreau (Arthaud, 2020).
Aujourd’hui, avec Toucher le vertige, Arthur Lochmann explore à nouveaux frais, avec singularité et talent, l’affinité profonde reliant ascensions et méditations. Cet auteur avait inauguré une catégorie nouvelle, celle de « charpentier-philosophe », avec son premier ouvrage La Vie solide. La charpente comme éthique du faire (Payot, 2019). On découvre aujourd’hui, grâce à ce journal tout en finesse d’une excursion à crampons et bivouac, que le menuisier est également alpiniste, tout en restant penseur de fond. Le point d’articulation de ces faces distinctes, c’est le vertige.
Ce dernier « fige, capte, fascine », quelle que soit, finalement, la situation qui l’engendre. Que l’on répète un mot jusqu’à le vider de son sens, qu’on se trouve suspendu à une paroi, qu’on se tienne au faîte d’une toiture, au bord d’un précipice, ou bien qu’on se demande intensément si le monde et soi-même sont vraiment réels ou purement illusoires, chaque fois une même désorganisation des repères donne le tournis. Quelque chose se détraque dans la régularité de nos perceptions, et l’on voit approcher – entre désagrément et plaisir déconcertant – comme un chaos secret tapi au fond de nous-même et du monde,
L’originalité principale de ce nouveau livre d’Arthur Lochmann est de coudre récit et réflexion sans artifice visible. Le récit décrit pas à pas une course à deux – montée, bivouac, descente -, égrène les efforts et les incidents du parcours. Les réflexions convoquent Descartes, Kant ou Deleuze, entre autres. Ce pourrait être discordant, plaqué, arbitraire. C’est au contraire si fluide que cela paraît tout naturel. Effet de l’art, sans doute, mais aussi d’une pensée qui s’ancre dans le corps et ne se dissocie pas du monde sensible.
Voilà une des bonnes surprises de cette rentrée. Seul bémol, à mon goût : la présentation du livre. Pourquoi donc, à la pliure centrale du livre, entre chaque page de gauche et de droite, ce dégradé charbonneux ? On dirait que le livre a pris l’eau, a moisi, on cherche une éponge, une gomme, afin de lire tranquille. Juste blanc, comme d’habitude, franchement, c’est mieux. Détail, bien entendu. Pas sans importance quand le texte, justement, est intelligent et sensible à la fois.
TOUCHER LE VERTIGE
d’Arthur Lochmann
Flammarion, 208 p., 18 €