Tocqueville et les primaires
Il est impossible de considérer la marche ordinaire des affaires […] sans s’apercevoir que le désir d’être réélu domine les pensées du président; que toute la politique de son administration tend vers ce point; que ses moindres démarches sont subordonnées à cet objet; qu’à mesure surtout que le moment de la crise approche, l’intérêt individuel se substitue dans son esprit à l’intérêt général. « Malgré ce qu’on pourrait croire, l’auteur de ces lignes ne vit pas à Paris en 2016. Au contraire, il est mort depuis longtemps. Il n’observait pas, de son vivant, notre Ve République. Pourtant, on vient de s’en rendre compte, Tocqueville a l’air de parler de notre présent. Cela lui arrive constamment. Rien de plus actuel, pour nous, que les chapitres consacrés par « De la démocratie en Amérique » à l’élection présidentielle, aux primaires, à la rééligibilité du président et ses effets pervers. S’y reporter en ce moment est instructif. En effet, les primaires américaines viennent de commencer et les nôtres se mettent en place, bien entamées à droite, réclamées à gauche.
Tocqueville insiste d’abord sur le fait que pareilles élections fragilisent le pouvoir, ouvrant inévitablement un moment de crise. En son temps, il est vrai, les monarchies héréditaires dominaient encore largement en Europe, mais la turbulence reste inévitable. Elle est moindre si l’exécutif est faible : « Vouloir tout à la fois que le représentant de l’Etat reste armé d’une vaste puissance et soit élu, c’est exprimer, suivant moi, deux volontés contradictoires. »
Dans la démocratie américaine, tout va bien, car la marge de manoeuvre du président est relativement limitée, la continuité du pouvoir étant assurée par le Sénat. Si les choses ont un peu changé, outre-Atlantique, depuis les années 1830, on est encore très loin de la puissance régalienne détenue par le président français depuis 1958. Cette différence influe aussi sur les primaires.
Que chaque camp commence par élire son champion est vécu aux Etats-Unis comme une condition de base de la démocratie. Tocqueville rappelle qu’évidemment les esprits s’échauffent : « Les factions redoublent alors d’ardeur; toutes les passions factices que l’imagination peut créer, dans un pays heureux et tranquille, s’agitent en ce moment au grand jour. « Malgré tout, cette fièvre demeure sans grandes conséquences, parce que « les Américains sont habitués à procéder à toutes sortes d’élections. L’expérience leur a appris à quel degré d’agitation ils peuvent parvenir et doivent s’arrêter. « Dans notre république monarchique, force est de constater qu’il n’en va pas de même : toute guerre des chefs est vécue comme ferment de division durable, scission interne profonde, plutôt que compétition de circonstance.
Le même contraste habite la candidature du président sortant et ses répercussions. Tocqueville formule de manière aiguë les dérives de cette éventualité : « Si le représentant de la puissance exécutive descend dans la lice, le soin du gouvernement devient pour lui l’intérêt secondaire; l’intérêt principal est son élection. Les négociations, comme les lois, ne sont plus pour lui que des combinaisons électorales; les places deviennent la récompense des services rendus, non à la nation, mais à son chef. » Cette année, aux Etats-Unis, la question ne se pose pas : terminant son second mandat, Obama ne peut être candidat. Mais la description colle à la situation française, où la puissance de l’exécutif est plus grande et les travers plus lourds.
Moralité : si vous voulez mieux comprendre l’actualité, lisez et relisez Tocqueville. Vous oublierez vite qu’il publia en 1835, puis en 1840. Ce qu’il dit des élections, mais également de la foule, de la presse, de l’opinion, des moeurs et même des armées… donne presque toujours l’impression de concerner directement ce qui se passe sous nos yeux. L’étrange ambiguïté de ce penseur est d’être tout à la fois un homme de son temps, aristocrate déchu sous la monarchie de Juillet, et un observateur aigu des mouvements historiques de l’avenir. Son secret n’est pas d’être prophète, visionnaire ni devin. Sa force est celle d’un intellectuel de grande envergure, qui a compris que la démocratie est devenue l’enjeu de toute évolution historique future. Avec ses chances et ses risques, ses équivoques et ses crises.