« Un tout autre Sartre », de François Noudelmann
SARTRE EN MODE STENDHAL
« Sartre » est le nom d’une multitude, une foule bigarrée plutôt qu’un individu. S’y côtoient, pêle-mêle, l’enfant solitaire des Mots, le dépressif de La Nausée, le métaphysicien de L’Etre et le Néant, mais aussi le compagnon de route des staliniens, la star du Flore et du Tabou, le militant des Temps modernes, sans oublier l’ami des maos, le dramaturge de Huis clos, le romancier des Chemins de la liberté, tantôt antibourgeois et tantôt héritier, ici provocateur et là conformiste, le jour orateur de meetings et la nuit auteur de gros volumes. On pourrait ajouter l’amant polygame, le journaliste engagé, l’esprit ouvert, l’esprit fermé… sans avoir clos la liste.
Ces variations et contradictions, Jean-Paul Sartre (1905-1980) lui-même les a cent fois décrites et expliquées. Il a commenté et justifié de mille manières son passage de l’indifférence à l’engagement, de l’individualisme au socialisme. Il a prétendu tout élucider, avec tant d’insistance et d’acuité que la biographie de ce « champion de la transparence » ne semblait plus réserver de surprises, ni son œuvre de zones d’ombre. Et pourtant, le philosophe François Noudelmann, qui dirige aujourd’hui la Maison française, à l’université de New York, montre de manière éclatante qu’existe « Un tout autre Sartre », titre de son nouvel essai. Lire aussi, sur « Le Génie du mensonge » (2015) : Mentir, y a que ça de vrai !
En s’appuyant principalement sur les archives et souvenirs d’Arlette Elkaïm, fille adoptive de Sartre depuis 1964 et légataire de son œuvre, François Noudelmann brosse à petites touches le portrait d’un Sartre inattendu. Léger, même s’il est honteux de l’être. Accablé par la pesanteur des devoirs militants, la rédaction des articles-corvées. Capable d’écrire à Michelle Vian, en 1952, au plus fort de ses combats, « vivement la littérature dégagée ! »…
Nouvelles silhouettes
Par intermittence, de manière fugace, certes, mais réitérée, apparaît un homme qui n’adhère pas intégralement à ce qu’il dit, s’efforce de coller à sa propre image, râle d’avoir « tant poussé de cris », juge en aparté qu’une implacable imprécation, qu’il s’échine à terminer pour Les Temps modernes, est « une merde ». Dans les interstices de cette existence bien connue, dans la foule de tous les Sartre déjà répertoriés, scrutés, familiers, une nouvelle série de silhouettes se dessine.
Amoureux de l’Italie, voyageur compulsif, touriste ordinaire plutôt qu’icône politique, expérimentateur de mescaline, consommateur de Corydrane avec whisky, chanteur, pitre, troubadour, dépressif, pianiste déchiffrant Chopin… Tous ces Sartre qu’on pourrait dire « en mode Stendhal », portés à l’égotisme et aux affects plutôt qu’à la lutte des classes et à la raison dialectique, contreviennent évidemment aux affiches de propagande et à l’histoire officielle.
Ce serait toutefois une trop courte vue de croire que la vérité résiderait en eux, et que tout le reste ne serait qu’un village Potemkine. Très justement, François Noudelmann n’insiste pas sur les démentis qu’apportent ces échappées à la figure politique du penseur. Il met plutôt en lumière combien ce « tout autre Sartre » – plus sympathique que l’habituel, bien souvent… – met en œuvre une « politique de l’existence ». Cette politique-là inclut des rires, des larmes, des tocades, des incohérences, des aventures, des surprises, des temps morts… Ne serait-ce pas ce qu’on appelle « la vie » ?